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Les lectures d’Albert

Tim Doerfler DYNar7pk9 Y Unsplash

Dimanche matin de rentrée. Oscillation entre la gueule de bois, la fatigue déjà présente d’une semaine où le rythme a repris réellement, et l’impression forcément fausse que l’on n’y arrivera pas. Bref, le premier dimanche de septembre. Rassurez-vous les amis, cette Ernestine vient ce matin vers vous avec une bonne nouvelle. Que dis-je une bonne nouvelle, un scoop même. Mais avant de vous le livrer, une petite histoire.

Les hasards de la vie ont fait que durant cette semaine, il a fallu attendre dans un service hospitalier de faire un examen, d’attendre des résultats, de faire un autre examen et d’attendre encore. A peine installé, un livre s’est glissé dans les mains. “Où es-tu monde admirable ?” de Sally Rooney. C’est excellent, mais ce n’est pas le sujet ici. Nous vous en reparlerons un autre jour. Le livre dans les mains donc, une salle d’attente. Et là, une voix affirmée et burinée par la vie.

Ah ! je suis heureux ! Un jeune (tout est relatif puisque nous parlons d’une personne de 42 ans, mais bon, il faut dire que la voix burinée avoisine les 82 ans, elle.) qui lit, cela fait plaisir. Aujourd’hui tout le monde se coltine les écrans. 

Alors que l’on hésite entre l’agacement devant la généralité et l’envie d’engager la discussion, on se surprend à répondre :

C’est un super roman. Des jeunes trentenaires qui s’interrogent sur les perspectives de leurs vies, leurs amours, et leurs emmerdes. C’est drôle et enlevé.

La voix appartient donc à Albert, 82 ans, qui lui lit le dernier livre de James Ellroy.

Ellroy, je l’adore. Il ose tout. Il ausculte l’Amérique et les pensées noires des hommes. J’aime quand la littérature dérange. J’aime qu’elle me bouscule. La semaine dernière je lisais un Jim Harrison, j’ai l’impression de connaître l’Amérique profonde que je ne pourrais plus visiter et de vivre grand train. C’est tout ce qu’il me reste comme sensation. 

Disant cela Albert marque une pause. Se confie sur la longue maladie qui l’oblige à venir une journée entière par semaine subir des examens peu agréables. Et il repart sur les livres qu’il aime.

A chaque fois que je viens ici, j’emporte un livre avec moi. Je sais qu’il va me permettre de voyager, d’être ailleurs, de ne pas penser à ce que je suis en train de faire et d’oublier un peu ma condition de vieil homme décrépit et malade. Vous savez, j’ai aimé la vie.

Alors que notre échange continue, Albert est appelé pour la suite de ses examens. Je vous vois, je sais que vous vous demandez quand arrive la bonne nouvelle et le scoop promis. Patience. C’est dimanche, nous avons le temps.  Alors que le temps est long, que les personnages de Rooney nous font sourire, que l’on s’interroge parfois sur le sens de ce que l’on a décidé d’entreprendre, l’échange avec Albert revient à l’esprit. En quelques mots, cet homme avait livré des clés. Sur le pouvoir de la fiction. Sur sa capacité – hors du commun – à projeter les lecteurs et les lectrices dans une autre vie, dans d’autres mondes, dans d’autres univers.

Des clés aussi sur l’avenir de la fiction comme outil de possibilité de décentrement de l’être humain afin de modifier sa perception du monde. Des clés, peut-être, aussi sur ce que ce besoin viscéral de fiction dit de l’Homme : son irrépressible appétit pour d’autres vies. “La vie ne suffit pas c’est pour cela que la littérature a été inventée“, disait en substance Fernando Pessoa. La capacité d’imaginer. Autre chose. Ailleurs. C’est cela la force des livres de fiction. C’est cela aussi notre force humaine qui rend nos amours, par exemple, plus forts et plus intenses. “L’amour tu sais ce dont il a besoin ? Il a besoin d’imagination”, soulignait d’ailleurs Gary.

Et d’imaginer Albert revenir la semaine prochaine lutter contre sa maladie. Peut-être pour avoir le bonheur simple justement de pouvoir continuer à lire des histoires. A les raconter. A les aimer. A en parler. A les rêver, aussi. Se dire que ce moment, bien plus qu’une petite histoire sympathique, charrie avec lui une partie de notre humaine condition. Cette partie qui nous donne la possibilité grâce à la rencontre avec les mots d’un ou d’une autre de vivre autrement. De se réinventer. De mieux se connaître, mais aussi de mieux connaître les autres grâce au lien invisible qui se tisse entre les lecteurs et les lectrices.

Nous le tenons notre scoop : les livres soignent des gens. La littérature soigne l’humanité. Le roman est certainement l’une des choses les plus nécessaires à l’être humain. Et rien que pour cela, cela valait le coup d’ouvrir l’œil en ce dimanche, non ?

Bon dimanche les amis

PS : Ernest a (toujours) besoin de vous. En cette rentrée, réabonnez-vous ou invitez-vos ami(e)s à nous rejoindre. Par là.

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