Un an déjà. Un an que le monde a basculé dans autre chose. Un an que la barbarie terroriste est venue arracher la vie de plus de 1100 personnes. Un an que cet événement et ses suites ont modifié tant de choses. Un an que ce 7 Octobre 2023 a eu lieu. Un an de larmes. Un an de désolation. Un an de tristesse. Un an de discorde avec des amis. Un an sans que la possibilité d’un lien nouveau tissé n’ait pu voir le jour. Alors que la nouvelle année juive démarre, qu’il est de coutume de la commencer avec du miel afin que les jours soient doux, sentir que cette fois, sur les lèvres, le miel a un goût particulier. Un goût non pas amer, mais intranquille. Comme un livre de Fernando Pessoa ou comme dans les cercles maritimes de Paul Valéry.
Ce qui est en lutte avec lui-même est en accord avec lui-même. Penser à cela. Et cette phrase résonne étrangement alors que la nouvelle année juive débute. Le miel, ce doux symbole que l’on pose sur nos langues pour inviter la douceur à venir, semble un peu trompeur cette fois-ci. Car en vérité, que faire quand cette douceur est survolée d’intranquillité ? Et Pessoa murmure à notre oreille, dans son Livre de l’intranquillité : « Être inquiet, c’est être mûr pour la pensée ». Cette année encore, nous entrons avec des vœux de bonheur, mais la lucidité nous force à admettre que la paix, la tranquillité ne sont jamais aussi sûres qu’un simple goût sucré.
Amos Oz, dans Une histoire d’amour et de ténèbres, se souvient des années où les ténèbres semblaient engloutir toute promesse de lumière. « Les années 1940 étaient pleines de catastrophes, de désespoirs, et d’espoirs aussi », écrit-il, racontant son enfance dans le quartier de Kerem Avraham à Jérusalem, marquée par les souvenirs de la Shoah, les récits terrifiants de l’Europe déchirée, et les espoirs portés par la création d’Israël. Là aussi, le miel de la promesse avait un arrière-goût de cendre. Son père, bibliothécaire, emplissait les rayons de livres en allemand, en polonais, des mondes qui n’étaient plus. “Des livres, … on en avait à profusion, les murs en étaient tapissés, dans le couloir, la cuisine, l’entrée, sur les rebords des fenêtres, que sais-je encore ? Il y en avait des milliers, dans tous les coins de la maison. On aurait dit que les gens allaient et venaient, naissaient et mouraient, mais que les livres étaient éternels. Enfant, j’espérais devenir un livre quand je serais grand. Pas un écrivain, un livre : les hommes se font tuer comme des fourmis, les écrivains aussi. Mais un livre, même si on le détruisait méthodiquement, il en subsisterait toujours quelque part un exemplaire qui ressusciterait sur une étagère, au fond d’un rayonnage dans quelque bibliothèque perdue, à Reykjavík, Valladolid ou Vancouver”, note-t-il.
Comme si chaque livre tentait de repousser les ténèbres. Mais ces ténèbres, à l’image de l’intranquillité, ne disparaissaient jamais vraiment. Elles se muaient en une nostalgie douloureuse, en un combat quotidien pour la survie de l’espoir. La lutte entre l’amour et l’angoisse intime résonne aussi chez Zeruya Shalev, qui dans ses romans comme Vie amoureuse ou Destin, tisse des histoires où l’intime se fracasse contre les tempêtes de la grande Histoire. Elle parle d’amour, oui, mais d’un amour profondément ancré dans la blessure, un amour qui se cherche, se débat, parfois se perd, face à la violence du monde. « Chaque geste que nous faisons, chaque pas que nous avançons nous rappelle notre vulnérabilité », semble-t-elle dire, comme si la douceur du miel cachait en réalité une armure fine mais fragile contre le poids de la souffrance humaine.
Et puis il y a Colum McCann, avec son Apeirogon, qui nous rappelle que même les frontières du conflit, même les haines ancestrales, ne peuvent échapper à cette intranquillité humaine. Dans la relation entre Bassam, Palestinien, et Rami, Israélien, tous deux unis par la perte de leurs filles, McCann montre que le miel de la paix est loin, que la réconciliation est un pont fragile, toujours sur le point de s’effondrer. « La paix est toujours une forme d’illusion, une construction, mais cela ne veut pas dire que nous devons cesser de la chercher », dit-il à travers ses personnages. Comme ces deux pères, nous devons comprendre que la douceur n’est jamais offerte, mais âprement gagnée.
Ainsi, en cette nouvelle année, alors que nous déposons le miel sur nos lèvres en quête de douceur, nous devons garder à l’esprit cette tension entre l’intranquillité et la paix. Le miel est doux, certes, mais il vient avec l’amertume de nos vies troublées, de nos luttes intérieures et des ténèbres que nous tentons de repousser. Comme le dit Pessoa : « Je suis le fleuve qui ne coule pas vers la mer, mais vers l’infini de ma propre conscience. » C’est cela, l’intranquillité : un mouvement sans fin, une recherche d’équilibre entre le goût sucré et l’inconnu qui nous attend.
Le miel est là pour nous rappeler que la douceur existe, mais qu’elle n’existerait pas sans cette part d’ombre qui lui donne tout son relief. Parce que, au fond, ce qui est en lutte avec lui-même est aussi en accord avec lui-même.
Bon dimanche,