Frédéric Potier s’empare d’Anatole France et nous met l’eau à la bouche. Passionnant et plein de résonance avec aujourd’hui.
Au cours de l’été, un grand auteur classique est revenu à la mode : Anatole France. Au bénéfice d’un article élogieux dans L’Express accompagné de citations admiratives de l’écrivain François-Henri Désérable et de tweets enthousiastes de Pierre Moscovici, Président de la Cour des Comptes, voilà cette figure majeure de la IIIe République, qui était tombée dans un presque anonymat, sur le devant de la scène littéraire. La raison en simple, la redécouverte d’un de ses textes les plus engagé, « Les dieux ont soif », dont Calmann-Lévy a eu l’excellente idée d’assurer une réédition à l’occasion du 100e anniversaire de la mort de l’auteur. Dans cet ouvrage paru en 1912, Anatole France dépeint avec force et talent la Terreur qui s’empare des révolutionnaires parisiens assoiffés de sang, ivres de leur pouvoir et enfoncés dans leurs certitudes dogmatiques.
C’est vrai qu’on ne lit plus guère Anatole France sauf peut-être dans les classes préparatoires ou dans les facultés de lettres, et encore… L’Homme fut pourtant un monument de la littérature française : membre de l’Académie française en 1896, prix Nobel de Littérature en 1921, l’ami de Jaurès et de Zola collabora aussi au Figaro puis à L’Humanité. Anatole France a incarné une forme de classicisme académique et républicain où se mêlait un humanisme résolu et une immense érudition. Un dreyfusard défenseur de la laïcité attaché à une liberté d’esprit et de conscience inaltérable. Intellectuel engagé, il a participé à la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme. Il est de ceux qui dénoncèrent le génocide arménien puis l’entreprise coloniale de l’Empire français. Proche des socialistes, curieux envers la Révolution russe, il en dénonce rapidement les excès ce qui suscite l’ire de l’intelligentsia communiste et les moqueries des surréalistes, en particulier d’Aragon.
La figure tutélaire d’Anatole France a hélas éclipsé son œuvre, qui mérite pourtant plus qu’un bref détour. « Les dieux ont soif » est ainsi à l’image de son auteur. Le texte est parsemé de références au théâtre antique, aux penseurs grecques et romains, aux peintres du XVIIe siècles, aux philosophes des Lumières. Là où Zola plonge son lecteur dans la réalité brutale d’une société industrielle et capitaliste en émergence, Anatole France semble accompagner délicatement ses lecteurs à travers les tableaux historiques des galeries du Louvre. Et pourtant, en dépit d’un style qui semblera un peu ampoulé au lecteur d’aujourd’hui, « Les dieux ont soif » demeure un ouvrage plein de force et de vitalité dénonçant les extrémismes, les abus du pouvoir révolutionnaire, le manque de considération pour la vie humaine comme pour l’État de droit.
Anatole France à travers ses personnages dresse un réquisitoire subtil des glissements idéologiques successifs qui aboutissent à la Terreur. Il pointe la lâcheté, l’abandon de toute raison, le suivisme moutonnier derrière l’homme providentiel (Marat puis Robespierre) transformé en dieu vivant. Au tribunal révolutionnaire, les jurés se veulent sans pitié contre de supposés traîtres à la Patrie, les têtes tombent en nombre sous la guillotine, et l’amour – filial, libertin ou authentique – n’y pourra rien. Anatole France récuse néanmoins tout sectarisme et se garde bien de toute caricature à une époque où les polémiques étaient particulièrement violentes (rappelons que Jaurès et Blum se battirent en duel…). Sous sa plume, même les débats les plus sensibles (l’athéisme versus la foi des martyrs catholiques) sont évoqués avec délicatesse et subtilité. Au fond, « Les dieux ont soif » s’apparente à une tragédie grecque transposée en 1793. Les personnages s’avancent consciemment vers un abyme aussi fatal qu’inévitable.
Cet éloge d’Anatole France n’est pas un hasard, il intervient alors qu’une partie de la classe politique se vautre dans l’outrance et la démagogie. Grand roman classique sur les désillusions et les dégénérescences politiques, « Les dieux ont soif » peut-être lu aujourd’hui comme un rappel à l’ordre salutaire contre toutes les soumissions idéologiques braillardes et populistes.
Article bien écrit qui donne envie de lire « Les dieux ont soif . »
Merci MR Potier, c’est toujours très instructif de vous lire et vos recommandations sont les bienvenues.