Frédéric Paulin, après le succès de la « trilogie Benlazar », creuse le sillon qui lui a réussi avec le premier opus d’une nouvelle série de trois livres dédiée cette fois à la guerre du Liban. Une fresque emballante, entre roman noir et roman historique, qui télescope l’actualité avec une remarquable pertinence.
A l’approche de la sortie en librairie de « Nul ennemi comme un frère », Frédéric Paulin s’avouait anxieux comme jamais. Un sentiment lié aux ambitions de ce livre, le plus ample et le plus complexe de ses treize titres publiés à ce jour. Premier volet d’une trilogie sur la guerre du Liban, ce roman noir et d’espionnage raconte l’éclatement du pays quand, à partir de 1975, les chefs de guerre ou factions antagonistes libèrent leur haine et leurs armes. Sur une trame de faits réels formidablement dense et précise, l’auteur promène plusieurs personnages fictifs, hommes et femmes, libanais ou français, témoins ou acteurs privilégiés à Paris et à Beyrouth de la tragédie annoncée.
Au travers de cette escalade sanglante, le romancier s’attache surtout à observer le rôle de la France, son impuissance et parfois sa duplicité. Une motivation déjà présente dans ses précédents romans, la « trilogie Benlazar » (montée du terrorisme islamiste) ou « La nuit tombée sur nos âmes » (violences autour du G8 de Gênes). C’est l’élément fort de son identité littéraire. Cet ancien prof d’histoire-géo de 52 ans, qui vit près de Rennes avec sa compagne et leurs fils de 14 et 9 ans, digère une masse vertigineuse de documentation sur un événement contemporain puis en restitue les coulisses au travers de personnages fictifs issus des services secrets, de la police ou de la diplomatie.
Intraitable avec les faits, fouillant avec soin la psychologie de ses héros, développant un style fluide, efficace, mais aussi assez imagé pour parler des horreurs de la guerre avec de la distance, Frédéric Paulin pointe ainsi les failles ou contradictions des institutions et des gouvernements. Fiction historique engagée, « Nul ennemi comme un frère » traverse en équilibre, sans dérive militante ou partisane mais non sans convictions, ce conflit d’hier qui reste celui d’aujourd’hui. Sa résonance avec l’actualité ajoutée à sa haute tenue en fait un livre marquant dans une rentrée où se bousculent des auteurs majeurs de romans noirs. Ce premier opus ouvre parfaitement la voie aux deux suivants, attendus en février et septembre 2025.
Pourquoi vous intéresser au conflit du Liban ?
Frédéric Paulin. Mon propos d’écrivain est de fouiller l’histoire récente de la France et de voir en quoi celle-ci a une responsabilité dans un moment de chaos, une guerre civile, voire un génocide comme au Rwanda (voir « Les cancrelas à coups de machette », éditions Goater, 2018 NDLR). L’aspect plus intime de mon choix du Liban, ce sont les images que j’avais en tête des otages français qu’on voyait chaque soir au journal de de 20h sur Antenne 2 (à partir du 29 mars 1986 NDLR). J’étais adolescent, je me demandais comment des gens pouvaient disparaître ainsi, comment Jean-Paul Kaufmann a pu rester plus de mille jours en détention et Michel Seurat y mourir. Et comment il se faisait que la France ne puisse pas s’y opposer. Avec ce livre, mon premier mouvement a été de faire un roman sur ces otages. Puis je me suis dit qu’il fallait contextualiser, je me suis plongé dans ma documentation et j’ai compris qu’il fallait commencer au commencement, même si le premier coup de feu d’une guerre n’est jamais vraiment le commencement. Le livre s’ouvre donc ce 13 avril 1975 avec l’attaque de la petite église où sont présents Pierre Gemayel (chef du parti chrétien des Phalanges libanaises NDLR) et les siens, puis la réponse des chrétiens avec le mitraillage d’un bus de Palestiniens, quelques heures plus tard. En m’engageant dans mes recherches, j’ai découvert que ce conflit a eu un impact à Paris avec une campagne d’attentats terroristes menée par le Hezbollah, téléguidé par l’Iran. La guerre du Liban, c’est une guerre entre l’Iran et la France, mais aussi entre les Palestiniens et les Israéliens, entre l’Iran et l’Irak, entre les Américains et les Soviétiques. Ce petit morceau de terre, l’équivalent de 2 départements français, qui n’a pas de gaz ni de pétrole… Je me suis passionné pour ce pays, pour ces gens, j’ai beaucoup lu d’essais universitaires, de biographies d’hommes politiques libanais ou français ou de responsables de services de renseignement, j’ai lu aussi des romans libanais exceptionnels. Cette guerre est une espèce de matrice culturelle et artistique des Libanais. Et je me suis retrouvé entraîné par cette histoire monumentale…
Vous n’avez jamais hésité sur la période à traiter ?
Frédéric Paulin : Ce livre est le premier opus d’une trilogie et je me suis tenu à la dénomination officielle qui va de 1975 jusqu’à l’accord de Taëf (22 octobre 1989 NDLR). Cette guerre continue, et j’aurais pu aller plus loin encore. Mais je ne suis ni historien, ni journaliste, mes romans doivent se terminer à un moment. J’ai choisi d’arrêter ce premier opus à l’apparition du Hezbollah, en 1983. Là, d’un coup, les chiites libanais qui étaient le lumpen prolétariat libanais, malmenés par l’État, par la société, les plus pauvres, les moins reconnus, retrouvent une sorte de fierté quand Khomeini prend le pouvoir en Iran et quand le Hezbollah est créé. La guerre va changer de dimension.
Est-ce plus délicat de travailler sur documentation qu’en allant sur le terrain ?
Frédéric Paulin : On a tendance à penser qu’on est au plus proche de la vérité quand on a des entretiens mais il faut se méfier de la vision qu’un acteur a de sa propre expérience, car la mémoire est fluctuante. Je le sais pour avoir travaillé, dans le cadre de mon doctorat en sciences politiques, sur des interviews d’ex soixante-huitards passés par l’ultra-gauche extra-parlementaire et réinsérés dans la société. Sur le Liban, j’essaie de recouper des sources, de voir si ce qui est dit est crédible, de m’approcher le plus près possible de ce qui s’est réellement passé parce que je travaille sur une période pas très éloignée, et que les familles des victimes sont vivantes. Et lorsque j’ai un doute, je peux faire un pas de côté, car mes personnages fictionnels peuvent faire ce qu’ils veulent.
Avez-vous craint par moment de paraître partisan ou d’avoir des biais ?
Frédéric Paulin : J’ai écrit ce livre avant le 7 octobre 2023 (date de l’attaque terroriste du Hamas sur le territoire israélien NDLR), en m’étant documenté deux ans avant. Et là, d’un coup, ce que j’ai écrit est devenu plus lourd, plus délicat à manier. J’ai fait gaffe, d’autant que je parle des massacres de Sabra et Chatila (du 16 au 18 septembre 1982 NDLR) dans lesquels l’armée israélienne et les milices chrétiennes ont une énorme responsabilité. J’ai bétonné mes sources. Je peux expliquer que j’ai écrit telle ou telle chose parce qu’un historien ou un journaliste l’a dit et que cela a été corroboré. Je suis capable de défendre ma vision des événements. Je sais où je veux aller, mais la grande histoire m’impose par où passer, je ne la modifie pas, c’est elle qui contraint ma fiction. Cela dit, mon roman porte ma propre vision de l’histoire et du présent. Le roman noir, tel que je l’envisage, n’est pas militant mais il est engagé.
Cette trilogie paraît représenter un véritable travail de Sisyphe…
Frédéric Paulin : Me plonger là-dedans est mon métier et ma passion, je m’y sens en confort. C’est plutôt construire une maison qui me paraît vertigineux, je ne sais pas comment font un maçon ou un couvreur. Je trouve un intérêt à tirer sur le fil de cette pelote pour la démêler. Je suis un passionné d’histoire, et plus encore quand les gens du terrain ont un rôle, qui va influer sur la grande histoire. Ce roman, c’était un très gros boulot, qui pourrait faire peur. Mais j’y ai trouvé mon compte. C’est de l’ordre de la névrose que d’essayer d’avoir le dernier mot, même si je ne l’ai pas. Pourquoi y a-t-il eu la guerre au Liban ? Je peux m’approcher de la réponse mais je ne l’ai pas. Plus encore que la trilogie Benlazar, l’écriture de ce roman a été un moment particulier dans ma vie, un moment prenant, un peu pesant. Parfois, quand je réfléchissais, ma compagne me disait : Tu n’es pas avec nous, là, tu es au Liban. J’avais parfois des sensations physiques, des douleurs, des démangeaisons… C’est la première fois qu’en cours d’écriture je me réveille un matin en me disant : Tu es en train de te planter, reprends au début et réécris tout. Et le lendemain matin : Mais non, c’est bien, tu creuses un sillon, continue. J’étais vraiment sur ce balancier. Mais il y avait une telle somme de travail qu’à un moment, je ne pouvais plus réécrire
La fiction est-elle un moyen de prolonger votre ancien métier de prof d’histoire ?
Frédéric Paulin : J’ose l’espérer. Les gens ne se souviennent de la guerre du Liban que s’ils ont l’âge des otages. Sinon, il y a cette expression qui est restée, et qu’à juste titre les Libanais n’aiment pas : c’est Beyrouth ici ! Ce que disait ma mère quand elle entrait dans ma chambre d’adolescent. Et pourquoi c’est Beyrouth ? A cause de ces images, Arafat bombardé, Gemayel assassiné, l’attentat contre le Drakkar… Mon boulot, c’est aussi de faire œuvre de mémoire : suivez-moi, je vous explique ce que j’en ai compris, ça vous permettra peut-être de mieux saisir le moment présent. On peut faire œuvre d’enseignement de l’histoire par le roman. Je le pense vraiment. Sinon je n’écrirai pas un manuscrit de dizaines de milliers de signes après des mois de documentation.
Comment avez-vous construit vos personnages principaux, l’espion et le diplomate côté français, la juge, l’avocat et la traductrice côté libanais ?
Frédéric Paulin : Plus on a de points de vue, plus on s’approche de la vérité, de la réalité. Comme dans un procès où, plus on a de témoins, mieux on saura ce qui s’est passé réellement. Ça permet d’élargir le spectre. Un Français ne va pas percevoir ce qui se passe là-bas comme un Libanais chrétien ou chiite qui sont sur place. Il fallait aussi des personnages français pour parler du rapport entre Paris, le Liban et l’Iran. Dans le cadre de cette guerre, avoir plusieurs personnages permettait également de parler de territoires différents. Quand le conflit se déclenche, Beyrouth et le pays sont coupés en deux, des quartiers sont fortifiés. Rapidement, un chrétien n’a plus la possibilité de s’aventurer dans la banlieue sud qui est chiite, et inversement. Enfin, je tenais à avoir des personnages féminins parce que c’est la femme qui paye le plus cher dans ce genre de guerre civile, on va tuer une femme parce qu’elle peut enfanter l’ennemi. Au-delà de ça, les personnages fictifs vivent des histoires d’amour ou trainent des problèmes personnels qui maintiennent le lecteur au-dessus du flot tragique de la guerre, des assassinats, des attentats…
Votre livre semble conclure à l’impossible cohabitation dans une même nation de communautés ethniques ou religieuses différentes ?
Frédéric Paulin : La religion n’était pas la cause du conflit au Liban mais plutôt un cache-nez pour se combattre. C’est davantage une guerre de territoires qui permettait aux milices de rançonner les passages de marchandises et d’individus. L’argent de la drogue a vite pris des proportions importantes. Les milices, les chefs de guerre de toute obédience, de toute religion, se sont enrichis rapidement. Actuellement, les milices ont disparu et les chefs de guerre sont devenus de gros industriels, des magnats du bâtiment ou de l’import-export. Comment faire cohabiter 18 communautés sur ce petit territoire, je n’ai pas la réponse. Moi qui suis athée, je ne fais pas confiance aux curés, qu’ils soient en soutane ou en djellaba. La religion est une excuse pour aller faire la guerre à ceux qui ont une religion différente
Où en êtes-vous de l’écriture de la trilogie ?
Frédéric Paulin : J’ai remis en bloc le manuscrit des trois livres à mon éditeur. On a déjà corrigé le deuxième opus et je viens de terminer la première salve de correction du troisième. Le gros du boulot est donc terminé. Il reste maintenant la promotion, les rencontres en librairie, dans les festivals, les tables rondes, les journalistes… Celui-là sort le 22 août prochain, le 2e en février 2025 et le 3e en septembre 2025.
Est-ce que vous vivez de votre plume ?
Frédéric Paulin : Oui, depuis la sortie du premier opus de la trilogie Benlazar, c’est ma seule activité. Je vis à 20 km de Rennes, je n’ai pas de gros besoins, l’écriture ne me permettrait pas de vivre à Paris. Pour mettre du beurre dans les épinards, je fais quelques ateliers littéraires par-ci par-là, j’interviens dans des collèges, des lycées, des prisons. Ce qui me rapporte de l’argent, ce sont les ventes de mes livres et je n’en avais pas sorti depuis septembre 2021. J’ai donc passé une ou deux années un peu un peu compliquées. Mais je vis normalement, sans doute pas aussi bien que Michel Houellebecq ou qu’Amélie Nothomb mais mieux que beaucoup de Français. J’ai la chance de travailler par passion. C’est un confort inimaginable, pas de patron, pas d’obligations, à part remette le manuscrit et les corrections dans les temps.
Vous avez deux fils de 9 ans et 14 ans, parlez-vous d’Histoire avec eux ?
Frédéric Paulin : Oui mais avec la distance nécessaire parce qu’ils sont à un âge où ça les emmerde un peu. Je tente de leur expliquer ce qu’il se passe en Ukraine, à Gaza, dans les grandes lignes. Ils savent que j’écris sur l’Histoire, que mon prochain livre est sur le Liban. J’ose espérer qu’un jour ils liront mes bouquins et que ça les éveillera à quelque chose. Ça se passe plutôt bien quand on en discute. Le plus jeune a surpris un jour une discussion entre des instituteurs de son école parce que j’avais eu un livre sélectionné par le journal Le Monde parmi les cinq meilleurs de l’année. Et quand il est rentré, il m’a dit : il paraît que tu as écrit le meilleur bouquin du monde ? Ça l’a un peu touché, je crois. J’ai dû lui expliquer…