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Quand le roman noir est féministe

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Moor et Lillegraven. Retenez ces deux noms. Ces deux femmes puissantes font une entrée remarquée et remarquable dans le monde du roman noir. Elles signent deux romans forts qui prennent pour toile de fond les violences faites aux femmes. Superbe. Philippe Lemaire les fait se raconter.

Ce sont deux premiers romans qui se font écho. Deux auteures qui, dès leur entrée dans le monde du polar, placent les violences domestiques au cœur de leur réflexion. Ces deux livres ne suffisent pas à faire un phénomène mais on peut y voir un symptôme. Ruth Lillegraven la Norvégienne comme Jessica Moor l’Anglaise ont grandi et vivent dans des sociétés supposées ouvertes, tolérantes, protectrices. Elles dénoncent pourtant une même faillite des institutions à protéger femmes et enfants des coups et humiliations infligés par les hommes. Dans des registres différents, elles font entendre un discours féministe qui manquait à la littérature noire.

9782330151027« Tout est à moi », entre thriller politique et domestique, mêle à l’intrigue criminelle une part de drame intime et familial, au fil des pensées d’un couple de quadragénaires qui se trouve mêlé à un meurtre. Clara est fonctionnaire au ministère de la Justice, son mari pédiatre dans le plus grand hôpital du pays. Deux postes privilégiés, au cœur d’un État norvégien supposé exemplaire, d’où ils sont confrontés aux misères du monde et aux drames du quotidien. Un mort vient bouleverser leur vie. Un caïd de quartier, originaire du Moyen-Orient, amène aux urgences son jeune fils, inanimé. L’enfant présente des traces de coups. Le père repart après un échange d’insultes avec le personnel. On le retrouve peu après avec trois balles dans le corps. Le personnel de l’hôpital est interrogé, suspecté. Les services de la Justice et leurs responsables politiques sont en alerte, redoutant les conséquences d’un possible crime raciste ou antimusulman. Notre couple de privilégiés est aux premières loges.

[caption id="attachment_32647" align="alignright" width="291"]Lillegraven Ruth C Sturlason 1 Ruth Lillegraven par C Sturlason 1[/caption]

Avec ce premier volet d’une trilogie policière centrée sur la froide et ambitieuse Clara, la romancière native de la région de Bergen – comme son héroïne - apporte une dimension sociale et critique à une irrésistible mécanique tourne-pages. Auteur reconnue de poèmes et de livres pour enfants, elle réussit à 42 ans un virage vers le polar dont elle rêvait depuis longtemps. « Je voulais le faire à ma façon, détaille pour Ernest l'autrice, en racontant comment des gens ordinaires réagissent sous une forte pression ». En observant l’élite éclairée de son pays, Ruth Lillegraven montre aussi à quel point l’intérêt individuel des décideurs les sépare du bien commun. Y compris face à un poison tel que la maltraitance. « J’ai trouvé intéressant d’en parler du point de vue d’un pédiatre, d’une juriste et d’un enfant. C’est un fléau important mais caché, qui existe partout, dans tous les milieux, tous les pays, y compris les plus privilégiés. C’est ce que je voulais faire comprendre, mais au travers d’un livre qui soit quand même plaisant, excitant. » D’un narrateur à l’autre, un même ton détaché, un rien cynique, donne son unité à l’histoire. Le va-et-vient au sein du couple et de ses mensonges taille en pièces leur apparente réussite. Leur mariage vire au match, et l’affrontement est inégal. L’auteure a imaginé une Clara incroyablement endurante, volontaire, toujours en contrôle. Un personnage armé pour porter une série.