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Quand Baldwin parle de Trump

Darren Halstead B VXFdzvw3g Unsplash

Alors que la campagne présidentielle américaine est au cœur de toutes les attentions et préoccupations, Cécile Peronnet propose un regard d'Amérique dans lequel Baldwin parle de Trump. Saisissant.

En dépit de tout ce qui peut transpirer des propos de Donald Trump, des sondages démontrent que le candidat républicain séduirait de plus en plus l’électorat noir-américain. La raison ? Il n’a de cesse de souligner ce qu’il aurait mis en place pour cette minorité pendant son mandat, évoquant par exemple le First Step Act, une proposition de loi qu’il a signée avant 2020 et qui vise à réduire l’incarcération de masse en permettant des remises de peine[1]. Avant de réaliser qu’elle lui offrait un avantage auprès des votants afro-américains, il a en réalité désavoué en privé et à plusieurs reprises cette loi. De même, il se positionne en féroce opposant à Joe Biden qui a déçu une partie des Noirs, frappés de plein fouet par l’inflation post-Covid et pour lesquels l’actuel président aurait pu faire plus, en tout cas d’après certains. Pendant le premier débat télévisé opposant les deux candidats, le principal concerné a même admis comprendre la déception de cette partie de la population eu égard à sa situation économique[2].

Cependant, cette idée par le New York Times[3] selon laquelle Trump aurait un avantage auprès des votants noirs reste à relativiser : le sondage cosigné par le Washington Post et Ipsos daté du 6 mai dernier[4] affirme que trois Noirs-Américains sur cinq ont une bonne image de Joe Biden, contre un sur cinq pour Donald Trump. En avril, 38% d’entre eux considéraient par ailleurs que « les politiques menées par Biden ont été favorables à la population afro-américaine »4 – et n’oublions pas que Kamala Harris, sa vice-présidente et colistière, est métisse et possède des origines indo-jamaïcaines, ce qui joue sans aucun doute sur la manière dont le président est perçu.

Toujours dans l’idée de courtiser cet électorat qu’il aimerait achever de détourner de Joe Biden – en 2020, 19% des hommes noirs avaient voté pour Donald Trump, contre 6% en 20163 –, l’ancien président multiplie ces derniers temps les parallèles entre lui et ceux dont il moque l’histoire et dénigre les droits. De cette façon, il continue à nourrir son image de champion des stéréotypes même si certains Républicains noirs le défendent toujours[5]. Il accumule donc les comparaisons hasardeuses – et racistes, ne lui en déplaise –, liant notamment ses aléas judiciaires à cette minorité. Par ailleurs, en février dernier, il arguait qu’étant lui-même victime de discriminations, il s’était attiré la sympathie des Afro-Américains qui s’identifiaient à lui5. Mais que sait vraiment Donald Trump de ce qu’ils ont enduré et continuent à endurer ? Que sait-il de leur culture, des noms d’ébène qui ont marqué l’Histoire et qui continuent de le faire, qui ont marqué la littérature et les arts, lui dont le camp politique milite pour la censure des livres dits « raciaux », qu’il s’agisse des romans de Toni Morrison ou de ceux de Harper Lee ?

Capture D’écran 2024 07 14 À 00.50.272024, en plus d’être une année électorale primordiale, marque le centième anniversaire de la naissance de James Baldwin, l’occasion de se plonger de nouveau dans ses écrits qui mettent en lumière le chemin de croix des personnes à la peau sombre aux États-Unis. Dans Harlem Quartet, le dernier roman de l’auteur mort en 1987, deux quadrilles se mêlent. Il y a Arthur, Crunch, Peanut et Red, quatre adolescents réunis par leur amour pour le gospel dans l’Amérique des années 1950 ; il y a aussi Arthur, Hall, son grand frère, Julia et Jimmy qui se connaissaient enfants et se retrouvent jeunes adultes, amoureux sans se le permettre complètement, malheureux d’un bonheur que le destin leur interdit. L’auteur fait de Hall le narrateur de ce livre, chargé à la mort de son cadet de consigner ses souvenirs, de lui rendre hommage. Se mêlent alors les scènes auxquelles lui-même a assisté et d’autres qu’il imagine, qu’il retranscrit sans les avoir vécues autrement que par amour, par procuration et par les yeux d’Arthur. Plein de cœur, Harlem Quartet est lent, ses six cents pages prenant le temps de créer des scènes cinématographiques, de longs dialogues aussi enlevés que paresseux, de ménager des instants intimes entre ses héros. Le roman de Baldwin est ainsi aussi émotionnellement subtil que physiquement cru, les sensations et les sentiments des protagonistes fusionnant ici et là tandis que l’acuité avec laquelle l’auteur les décrypte est telle qu’elle s’effondre parfois sur elle-même, comme une preuve de l’impuissance de tout un chacun à se saisir de la condition humaine. Les allusions à la race sont tout d’abord élusives, imprégnant la toile du livre sans être abordées frontalement ou à peine, discrètes quoique bien présentes, mettant en exergue la honte blanche et la colère sourde du peuple noir.  Elles culminent lorsqu’Arthur et ses proches se rendent dans le Sud pour chanter dans les églises, la terreur se lovant dans leur ventre, puis s’étirant et s’ébrouant jusqu’à les avaler tout entier, les emplissant d’un froid prémonitoire.

« Il a l’impression de perdre la tête. Les rues à angle droit, claires et désertes, conduisent à un avenir affreux. Les maisons basses conspirent, les arbres abondent – il n’a jamais vu autant d’arbres. Il est pendu à chacun d’eux, tournant de temps à autre sur lui-même dans l’air lent, lourd et lugubre. Il sent la corde lui scier la pomme d’Adam. Ses pieds tirent de tout leur poids sur son cou brisé. Le vent soulève sa chevelure, un vent venu des sommets glacés ; une brume tremblante, la chaleur palpable de l’été fait frissonner le paysage qui s’égoutte comme de l’eau. Il voudrait s’enfuir – où ? » ( p204)