Alors que la semaine dernière nous dissertions ici, avec vous, du livre de Salman Rushdie, « Le couteau », une réflexion est venue. Rushdie n’avait pas envie d’écrire ce livre, et pourtant nous étions, nous, heureux de le lire. Dans ce constat, une certitude : cette idée que maintenant que Salman Rushdie avait purgé – de façon littéraire – la tentative d’assassinat dont il a été victime, il allait redevenir Rushdie le romancier, celui qui croit, plus qu’aucun autre à la fiction, à son pouvoir et à sa capacité à raconter le monde, et celles et ceux qui l’habitent.
Des pensées qui se sont installées dans l’esprit. Et alors que l’auteur de ces lignes attendait dans un restaurant, il songea à tous ces auteurs et toutes ces actrices qui picorent la vie pour la rendre, ensuite, universelle dans leurs romans.
Ici, une belle femme à la voix grave arrive au restaurant. Pull léger qui épouse une poitrine généreuse, un pantalon fuselé noir et de jolies sandales nus-pieds bordeaux. Ce soir, elle a rendez-vous. Elle s’installe face à l’entrée du restaurant. Elle attend. Ajuste ses cheveux, blague avec le sommelier. Scrute son téléphone. Elle prend aussi un livre. « L’angle mort du rêve ». Tout un programme. Il arrive. Jean, barbe de trois jours, petites lunettes d’intello, blazer bleu. Il porte, aussi, une alliance. Pas elle. Baiser langoureux. Entrée, plat, dessert. Joli vin. Re baiser. Et des mots plus forts. Prise de tête. Forte. « Arrête de te foutre de ma gueule. Je sais que ta décision est prise. Ma vie à moi elle compte autant que la tienne », lance-t-elle excédée. Brève étreinte. Ils sortent. Fâchés. Séparés, sûrement. Elle complimente, tout de même, le restaurateur.
L’attente se prolonge. A côté. Premier rendez-vous. Lui, beau gosse, affûté, yeux bleus, cheveux poivre et sel, barbe d’une journée et demie. Elle, sobre. Jean noir. Bottines et top à peine échancré. Leur discussion est fluide. Ils se racontent. Les divorces. Les enfants qu’il a et qu’elle n’a pas. Il sort la dent que sa petite fille a perdu deux jours avant. Elle ne comprends pas vraiment. Elle le chambre. Rires. Ils se découvrent. Doucement. Avec la franchise de celles et de ceux qui ont déjà roulé leur bosse et qui – s’ils ne s’emballent pas – savent que le temps passe vite et que si l’étincelle pointe, il convient de ne pas la laisser passer.
L’attente se termine. Observation moins minutieuse. Le vagabondage fictionnel se met en pause. A moins que les autres convives ne se prêtent aussi au jeu. Dans cet intermède, la puissance de l’imagination. La recherche de soi ou du miroir inversé dans les autres
Chemin initiatique. Chemin humaniste. Poser le regard. Prendre soin. Faire des rencontres.
Et Clair de Femme de Gary de pointer son nez lors du retour nocturne à scooter.
” – Je songe souvent à ce que nous serions devenus si nous ne nous étions pas rencontrés… (…) Il y a tant d’hommes et de femmes qui se ratent ! Qu’est-ce qu’ils deviennent ? De quoi vivent-ils ? C’est terriblement injuste. Il me semble que si je ne t’avais pas connu, j’aurais passé ma vie à te haïr.
– C’est justement pourquoi tu vois tant de gens haineux. Tu vois plein de gens qui haïssent tous ceux qu’ils n’ont pas rencontrés, c’est même ce qu’on appelle l’amitié entre les peuples.
– Et à soixante ans, quand je serai vieille ?
– Tu veux dire le ventre, les seins, les fesses, tout ça ?
– Ben oui. Ca fait peur, non ?
– Non.
– Comment, non ? Quand je serai une vieille peau ?
– Ca n’existe pas, une vieille peau, c’est des histoires sans amour.”
Le besoin des autres. Les amis. Les amants. Les amours. La vie, en somme. Un autre compagnon de route a ensuite surgit : « Pas à pas, nous trébuchons dans le silence, à petits bruits, nous trouvons chez les autres de quoi poursuivre nos vies. Et c’est presque assez. Tourne le monde sous nos pas hésitants. Cela suffit. Le vaste monde », écrit Colum McCann dans son magnifique « et que le vaste monde poursuive sa course folle. »
Folie du monde. Force de nos imaginations. Pour se rencontrer. Pour s’aimer. Pour construire, aussi.
Bon dimanche
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