4 min

Leonardo Padura, Cuba dans le cœur

L. Padura © Ivan Giménez Tusquets Editores (mail)

Sous un vernis de roman policier, Leonardo Padura montre dans « Ouragans tropicaux » un peuple cubain dont le régime communiste a rongé la santé mentale et sociale, et qui ne rêve plus que de fuir et s’exiler. Brillant.

Editions Metailie.com Ouragans Tropicaux Ouragans Tropicaux HdTrois époques couvrant plus d’un siècle, ponctuées de meurtres en série et d’une répression sanglante, un pays sous le joug de proxénètes, puis de tortionnaires et enfin d’affairistes… Et toujours le même horizon bouché, la même désespérance, l’avenir en panne. Dans « Ouragans Tropicaux », roman dense, foisonnant, parfois bavard, Leonardo Padura renvoie une vision de son île de Cuba où le noir et la couleur luttent à armes inégales. Dans une Havane fiévreuse, l’auteur fait régner cruauté, manipulation et cupidité, sur fond de dénuement, de douleur, de détresse. Il irrigue différents drames d’amitiés explosives et d’amours volcaniques, les baigne de rhum en abondance, mais sans jamais adoucir les humeurs de son héros Mario Condé, dont c’est la onzième apparition.

Au temps présent du récit, devenu videur dans un bar chic, l’ex-policier enquête officieusement sur la mort violente d’un ancien pilier du régime castriste, haï pour avoir harcelé, torturé et dépouillé avec zèle les artistes non officiels. L’inspecteur retraité peste contre tout et rien : ses bras cassés d’anciens collègues, ses amis et sa belle qui fuient le pays, son peuple qui se grise de la visite de Barack Obama et du concert des Rolling Stones, en ce début 2016. Pour chasser son désenchantement, il se replonge dans le passé et retrace le parcours du proxénète Alberto Yarini, figure du nationalisme cubain à l’aube du siècle dernier. Au fil de la pensée et des écrits de son héros, Leonardo Padura juxtapose ces deux périodes où le pouvoir s’est exercé dans la violence et les abus, avec une implacable constance.

S’il présente cette histoire comme « la plus policière de toutes celles que j’ai écrites », le suspense y reste assez discret. C’est à la page 402 seulement du roman (sur 488) qu’un élancement sous son téton gauche signale à Mario Conde la présence d’un indice capital. La suite se conforme certes aux normes du genre, révélations, confrontations, aveux, mais sans toutefois effacer la vraie nature de ce livre. « Ouragans Tropicaux » est une longue réflexion sur ce que vaut l’honnêteté dans un pays longtemps livré à des maîtres sans foi ni loi, sur l’oppression des talents par un système autoritaire, sur les séquelles psychologiques et sociales de décennies de privation et de délation. « Le problème, confie un personnage-clé du roman, c’est que dans ce pays les gens préfèrent croire au mauvais côté des individus plutôt que d’exalter leurs vertus ». Et lui, Leonardo Parura, à quoi croit-il encore ? Nous lui avons posé la question, à Paris, alors qu’il entamait une tournée en France pour la promotion de ce livre*.

Pourquoi avez-vous choisi de rester vivre à Cuba bien qu’ayant aussi la citoyenneté espagnole ?

Leonardo Padura : Je vis dans la maison où je suis né, où vivaient mes parents et grands-parents. De cet espace, je perçois la ville, de la ville je perçois le pays, et du pays je perçois le monde. C’est un lieu où j’ai mes repères, où j’ai tout ce dont j’ai besoin pour vivre.

Avez-vous des rituels dans cette maison ?

Leonardo Padura :  J’essaie de réserver le rez-de-chaussée aux visiteurs alors que je suis à l’étage tous les matins pour travailler, pour écrire. J’ai besoin de m’isoler, de me couper du bruit des conversations et de la rue. Ma mère, mes amis et mes proches le savent, ce qui ne les empêche pas de venir souvent à l’improviste.

Participez-vous à la vie culturelle ou à des événements littéraires à La Havane ?

Leonardo Padura :  Je fais partie de l’Union des écrivains et artistes de Cuba, j’assiste ou je participe parfois à des rencontres ou des conférences. Mais ces institutions résument bien la politique du régime sur ce plan : la création est libre, on peut écrire ou peindre ce que l’on veut, mais la diffusion des œuvres ne l’est pas. J’ai un éditeur en Espagne, je suis traduit dans 15 pays, mais mes romans sont confidentiels à Cuba en ce qui concerne les canaux de distribution institutionnels.

Echangez-vous beaucoup sur votre travail avec votre épouse Lucia ?

Leonardo Padura : Elle est ma première lectrice non pas pour l’orthographe ou la ponctuation mais pour me dire si ce que j’ai écrit correspond bien à ce que je veux dire. Selon sa première lecture, si elle est positive ou pas, je vais décider de continuer mon projet ou de tout changer. Son avis est très important car elle sait parfaitement ce que je voudrais dire et si elle ne le voit pas dans ces 40 premières pages, je me dis que peut-être je me suis mal pris, que je dois faire autrement. C’est essentiel. Et comme elle est une bien meilleur scénariste que moi, nous travaillons toujours ensemble sur les adaptations (NDLR. Lucia Lopez Coll et lui ont notamment signé « Quatre saisons à La Havane », visible sur Netflix)

Vous appartenez à une génération de Cubains qui a vécu la frustration, que vivent les générations suivantes ?

Leonardo Padura : Les jeunes Cubains n’ont qu’une ambition : partir, s’exiler. C’est normal. Récemment, un jeune écrivain est venu me saluer avant de quitter le pays pour s’installer en Espagne. Je lui ai demandé pourquoi il partait. Il m’a dit qu’il n’en pouvait plus. Même si ceux qui réussissent à partir savent qu’ils vont devoir redémarrer une vie à zéro, exercer un autre métier qu’ici par exemple.

“L’oppression s’est assouplie à la marge mais l’objet du système reste le même”

D’où vient le personnage du tortionnaire Quevedo dont Mario Condé tente d’élucider l’assassinat ?

Leonardo Padura : Je n’ai pas cherché à viser quelqu’un en particulier, à régler des comptes. Reynaldo Quevedo est une synthèse de plusieurs personnages qui ont existé, un bon résumé de ce qu’étaient les administrateurs culturels à Cuba dans les années 1970, quand l’Etat reproduisait les méthodes du régime soviétique.

L’oppression des créateurs, des talents artistiques, est un thème central de ce roman. Comment a évolué la situation sur ce plan ?

Leonardo Padura : Elle s’est assouplie à la marge mais l’objet du système reste le même. La visite de Barack Obama (mars 2016 NDLR) a créé l’illusion que les choses pouvaient aller mieux à Cuba, les relations avec les Etats-Unis, les échanges. Et cela s’est effectivement amélioré dans un premier temps. On a vu et senti des avancées concrètes : des échanges culturels, académiques, sportifs, religieux. Jusqu’à ce que le gouvernement cubain craigne d’être allé trop loin trop vite, qu’il ait peur de voir le contrôle lui échapper et qu’il fasse machine arrière. Puis, avec l’élection de Donald Trump tout a changé, les relations avec les Etats Unis sont devenues bien pires qu’avant Obama.

Quelle trace a laissé dans l’histoire cubaine le proxénète Alberto Yarini, dont Mario Condé tente d’écrire la biographie ?

Leonardo Padura : C’est un personnage historique auquel je m’intéresse depuis longtemps. Je lui avais déjà consacré une enquête en tant que journaliste dans les années 1980 et je voulais en faire le protagoniste d’un de mes romans. A son époque, qu’il soit capable d’exploiter de nombreuses femmes était perçu comme un symbole de pouvoir, de force. On voit les choses autrement aujourd’hui et c’est normal. Mais il recueillait aussi certaines d’entre elles, malades ou âgées, pour leur offrir un asile. C’est parce qu’il avait cette image qu’il était respecté en tant qu’homme politique. Il incarnait un nationalisme que l’on qualifierait maintenant de progressiste. C’est ce paradoxe qui le rend intéressant à mes yeux.

Comment évolue le niveau de vie à Cuba ?

Leonardo Padura : Ces quatre ou cinq dernières années, certains biens de consommation sont devenus très chers, d’autres ont carrément disparu. On peut parfois manquer des plus élémentaires, le lait, les œufs, le café…

Quel souvenir personnel avez-vous du concert des Rolling Stones, autre événement en filigrane de votre roman ?

Leonardo Padura :  Je n’y suis pas allé : comme Mario Condé, je suis fan des Beatles et on doit continuer à résister…

“Ouragans tropicaux”, Leonardo Padura, éditions Métailié

*Un grand merci à Nicolas Rodriguez Galvis, éditeur chez Métailié, précieux interprète de cet entretien

Tous les “regards noirs” d’Ernest sont ici

Laisser un commentaire