Et si on érotisait le monde ? En voilà une drôle de question pour un dimanche matin vous dites-vous, peut-être, au fond de votre lit, devant vos tartines ou déjà lancés dans votre journée. Vous raconter comment elle a surgi et pourquoi elle apparaît profondément actuelle aux yeux de l’auteur de ces lignes. Elle est d’abord venue grâce ou à cause, c’est selon, à un livre (eh oui, nous sommes un magazine littéraire, pardi !). Son titre : “Dès que sa bouche fut pleine” dans lequel Juliette Oury, l’autrice, imagine un monde dystopique où la place de la nourriture et de la sexualité sont complètement inversés. En clair : vos amis vous invitent à coucher chez eux, et vous font visiter le garde-baiser, tandis que vous allez faire vos courses au “Pornoprix”. Le midi, avec les collègues, pour faire tomber la pression, a lieu une masturbation collective.
Au-delà du jeu de langue très rigolo réussi par l’autrice, le roman pose la question de la place que l’on accorde aux choses dans nos vies. Elle renverse les places pour interroger les tabous qui pèsent encore sur la sexualité malgré justement une pornographie permanente. Refermant ce roman truculent, s’amuser à imaginer d’autres inversions, s’amuser aussi à penser à une érotisation du monde. C’est alors que la deuxième raison qui conduit à discuter ce matin de ce sujet est venue. Écouter la radio, regarder la télé, entendre en permanence la pornographie des certitudes. “Refouler les migrants”. “Ce type ressemble à Doriot“, “Il faut des policiers partout“, “La police est violente“, “Les fonctionnaires sont trop payés”, “Il faut baisser les impôts”. Longue liste de ces films pornos de l’actualité et des certitudes imbéciles.
Écouter la mélopée incessante et infinie des Rocco Sifredi du commentaire et s’interroger si nous ne pourrions pas imaginer un monde où la certitude et la nuance sont inversées. Où une opinion ne serait non pas assénée mais dévoilée. Imaginons ensemble ce que cela pourrait donner. La langue tourne dans la bouche, une fois, deux fois, trois fois, sept fois même. Les lèvres s’entrouvrent, les yeux interrogent l’autre, et les mots sortent doucement, sans hausser le ton, et laissant place à l’initiative des partenaires de joutes orales.
Les mots s’échangent, le frottement des idées insuffle une forme d’excitation chez les participants, de cette douce excitation qui ouvre les possibles de la connaissance de soi, de l’autre et du monde. Orgasmique ! Rêver encore. Imaginer les opinions des uns et des autres comme on imagine la forme des seins d’une femme ou les fesses d’un homme moulées dans un jean. Imaginer avant de connaître. Imaginer ce qui pourrait être. Imaginer répondre à l’argument avant que celui-ci ne soit asséné. Un monde érotique et intellectuel en somme. Des hauts et débats. Retarder l’explosion. Faire monter le désir de la connaissance. Imaginer des règles nouvelles. Des jeux qui mèneraient à la délivrance. Ne jamais dire en première intention. Jouer.
Un monde rêvé qu’il est possible de construire. Avec l’écoute, avec la nuance, avec l’érotisme de la pensée. Avec le dévoilement d’une épaule, avec une main qui passe dans les cheveux, avec une idée délicatement partagée, avec une incertitude.
Se souvenir de Roland Topor “La pensée contraire est érotique” et de Georges Bataille, forcément, qui rappelle que ce qui est en “jeu dans l’érotisme est une dissolution des formes constituées.” Dissolution des formes constituées. Nous y sommes. Dissolution des postures imbéciles, des croisés de l’apocalypse et de la peur de l’autre, du prêt à penser pour gogos, de la certitude d’avoir raison, ou encore des oukases de bateleurs de show télévisés. Tout cela, enfin, grand remplacé par l’intelligence.
Je ne sais pas vous lecteurs et lectrices, mais je crois que cette érotisation du monde serait salutaire, non ?
Bon dimanche,
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