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Dennis Lehane : “Je suis le bâtard de la littérature et de la pulp fiction”

Dennis Lehane By Benny Chiu

Devenu directeur de séries pour Apple TV, Dennis Lehane signe un éclatant retour au roman avec « Le Silence », croisade vengeresse d’une mère sur fond de racisme et de crise sociale.

Six ans qu’il n’avait rien publié, très exactement depuis « Après la chute », un thriller dans l’esprit de Gillian Flynn ou Harlan Coben qui détonait dans sa bibliographie. On savait Dennis Lehane très absorbé par la production pour Apple TV de la série « Black Bird ». Il est heureusement resté un écrivain et nous le prouve avec éclat. C’est comme si l’auteur inspiré de « Mystic River » (2001), « Shutter Island » (2003) et « Un pays à l’aube » (2008), entre autres pépites, avait emmagasiné un maximum d’énergie créatrice pour la concentrer dans son quatorzième roman, « Le Silence ».

Le SilenceRécit puissant, personnage central charismatique, peinture sociale sans concession, contexte historique édifiant : on ne peut qu’être emballé par cette histoire de vendetta dans les quartiers américano-irlandais de Boston, sous la chaleur étouffante de l’été 1974. Le silence dont il est question est l’omerta que le gang régnant sur ce coin déshérité, au sud de la ville, impose aux familles dont il est issu. Face à ce régime de terreur, une mère va se rebeller, seule contre tous, pour retrouver sa fille adolescente, disparue la nuit-même où un jeune Noir a été mortellement agressé.

Dennis Lehane décrit sans indulgence cette communauté de « petits Blancs » que cimente un bloc de préjugés et que vient électriser une décision des autorités locales. Le circuit des bus scolaires est modifié pour transférer des élèves noirs dans les collèges des quartiers blancs, et inversement. C’est la politique du « busing », censée faire reculer la ségrégation. L’auteur fait monter en intensité ce contexte social explosif, tandis que Mary Pat Fennessy libère dans ses poings toute la colère accumulée en tant que femme, mère, pauvre et irlandaise. Il traite avec la même distance ironique les scènes de violence et les moments d’intimité entre lesquels rebondit la quête de ce personnage de tragédie.

On est happé par ce savant mélange des genres, alpagué par cette écriture qui frappe juste, fasciné par cet édifiant télescopage de drames, amusé par cet humour de la rue qui masque souvent de la résignation. Cette somme de fractures renvoie forcément à l’Amérique d’aujourd’hui, où drogue, racisme, armes et pauvreté restent aussi enracinés qu’à South Boston en 1974. Un livre aussi riche soulève forcément une foule de questions. Dennis Lehane a accepté de répondre aux nôtres par écrit, depuis Los Angeles, où il vit et travaille. Il laisse entendre que ce roman pourrait être son dernier, mais nous refusons évidemment de le prendre au sérieux…

Votre précédent livre, « Après la chute », remonte à six ans. Est-ce que « Le Silence » est le fruit d’une remise en question ?

Dennis Lehane. L’idée de ce nouveau roman ne m’est venue qu’il y a deux ans, au printemps 2021, alors que je réalisais à La Nouvelle Orléans une série TV intitulée « Black Bird » (diffusée sur Apple TV NDLR). Avant cela, j’avais travaillé sur plusieurs scénarios pour le cinéma et la TV et aucun projet de roman ne s’était imposé à moi. Mais dès que cette idée m’a saisi, en particulier le personnage de Mary Pat, j’ai ressenti le besoin d’écrire ce livre.

Quel a été l’élément déclencheur : un événement ? l’envie d’écrire sur votre ville de Boston ?

Dennis Lehane : A l’été 1974, j’avais neuf ans et j’ai été témoin, aux premières loges, de la violence et de la haine qui ont éclaté dans les quartiers de South Boston au moment où l’ordre de déségrégation des écoles publiques a été donné. C’était l’expression effrayante, repoussante, de la rage et du racisme de tout une communauté. Parce que j’étais si jeune et incapable d’y trouver un sens, cela m’a marqué pour la vie.