Quand la bascule s’est-elle opérée ? Question favorite de l’historien qui cherche à savoir comment l’enchaînement des événements a pu conduire à une découverte majeure, à une guerre ou à la chute d’une République ou d’un empire.
Dans quelques années lorsque les historiens se pencheront sur notre époque après que la catastrophe soit advenue, ils seraient bien inspirés de s’attarder sur ce qui vient de se dérouler sous nos yeux, à Saint-Brévin, suite à l’incendie criminel fomenté par l’extrême-droite qui a visé le maire de la commune. Suite à cette attaque, ce dernier qui militait pour l’accueil et l’hospitalité, a décidé de rendre son écharpe. L’extrême droite qui comme toujours milite elle pour la violence, n’est pas inquiétée. L’État, lui, ne réagit pas assez rapidement puis ne condamne pas vraiment. Ou plutôt ne prononce pas les mots qu’il faut en désignant clairement l’extrême droite, justement. Dans le même temps des nervis d’extrême droite défilent tranquillement dans Paris. Dans le même temps toujours un tableau de Miriam Cahn est vandalisé par des mouvances d’extrême droite dans un musée parisien car les épidermes de ces gros bras incendiaires sont choquées par l’œuvre de l’artiste. La liste pourrait encore être longue. Dans notre bonté dominicale nous l’abrégeons.
Les historiens de demain pourront ensuite s’attarder sur les moments que nous vivons et sur le langage employé partout. Sur la façon dont « l’extrême-droitisation » du langage s’est opérée. Des Zemmour qui ont table ouverte pendant des années. Des Pascal Praud, des Hanouna, des Le Pen, des CNews, de la violence et de la bêtise en continu. Et plus vraiment d’indignation. Tout apparaît comme normal.
Diner avec un directeur de cabinet du pouvoir et l’entendre assurer du haut de son magistère : “Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, elle ne pourra pas appliquer sa politique. Cela sera cinq ans de mauvaise politique, mais c’est tout.” Vaciller. Avoir envie d’hurler. “Ils sont fous”, crierait Obélix. Il ne crie pas. Relire René Char : “Je vous laisse à vos porcs qui existent. Je retourne à mes dieux qui n’existent pas.”
Et relire Stefan Sweig, “Le Monde d’hier”: “J’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison. […] Cette pestilence des pestilences, le nationalisme, a empoisonné la fleur de notre culture européenne.”
Encore : “Cette houle se répandit si puissamment , si subitement sur l’humanité que, recouvrant la surface de son écume, elle arracha des ténèbres de l’inconscient , pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vue, appelait “le dégoût de la culture” , le besoin de s’évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes et d’assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux.” Et toujours : “C’était toujours la même clique, éternelle à travers les âges, de ceux qui appellent lâches les prudents et faibles les plus humains, pour demeurer eux-mêmes désemparés au moment de la catastrophe.”
Chercher une lumière à livrer, en ce dimanche, autre que celle de l’alerte. Lire les derniers mots du livre de Georges Kiejman, disparu cette semaine, co-écrit avec Vanessa Schneider. “Ne cessez jamais de croire en des causes justes et gardez la passion intacte le plus longtemps possible, car je le sais aujourd’hui : même les héros sont parfois fatigués.” De Kiejman qui trace des lignes magnifiques sur les livres, les femmes, le cinéma, l’engagement et tout ce qui fait le sel d’une vie humaine, arriver vers Joseph Kessel dont Dominique Bona raconte dans un livre superbe « Les Partisans », l’épopée de l’écriture du chant des Partisans avec Maurice Druon.
Se demander si l’on ne s’éloigne pas de Saint-Brévin, et de la question de la bascule. Se dire que non, au contraire, le sujet est là devant nous. La bascule est en train de s’opérer. Lire Kessel : “Derrière la grande histoire, il y a les hommes et j’aime les hommes. “ Nous sommes des Hommes, des Femmes, et rien n’est jamais définitif.
Bon dimanche,
Tous nos éditos sont là.