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Mots essentiels

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La pensée emprunte parfois des chemins que la raison ignore. Tandis que l’esprit était accaparé à guetter le sujet qui pourrait être le plus pertinent pour cette missive dominicale, il s’est arrêté un instant sur le reportage magistral (encore) de Nicolas Delessale dans Paris Match. Le reporter suit une unité ukrainienne et leur vie quotidienne. Leurs moments de peur, de joie, de convivialité autour de brochettes grillées sur un barbecue de fortune. Il saisit aussi les manques de ces soldats. Le manque des familles. Mais aussi, évidemment, le manque de leurs amours. Cette incertitude de ne pas savoir s’ils reverront celle ou celui qui a les faveurs de leurs cœurs. Ce besoin d’entrer en contact. Cette envie de dire, toujours, les mots essentiels plutôt que ceux, moins cruciaux, que l’on se dit au quotidien, quand le monde ne s’écroule pas autour. “Je pense à elle tous les jours. A chaque instant“, confie l’un des soldats.

Les pérégrinations du jour ont conduit ces mots vers d’autres mots. Dans une autre guerre. Qu’écrivaient alors ces soldats américains qui le 5 juin 1944 au matin et surtout au soir s’apprêtaient à prendre part à l’une des plus immenses et intenses bataille du 20e siècle, celle du jour J ? Le fameux jour le plus long. Chercher. Et s’apercevoir, que forcément, ils employaient les mêmes mots que les soldats ukrainiens aujourd’hui, ou que ceux des amoureux que la vie sépare. Pour un temps.
“Par la pensée, je suis tous les jours plus près de toi. Je ne vis qu’avec nos souvenirs communs et tout ce qui peut me rappeler ta présence”, affirme l’un. “Mon amour, je t’aime éperdument, tu es ma vie. Et mon amour est grand et fort. Combien malgré tout je voudrais être près de toi. Tu me manques terriblement aussi“, esquisse un autre. “J’aime mieux te dire tout de suite que c’est toi que j’aime, et que j’aimais quand j’étais à Lens. Il n’y a que toi seule à présent qui peut me remonter le moral.”  Un quatrième s’interroge sur le destin qui l’éloigne toujours plus de son amoureuse. “Ma pauvre chérie, la situation brutalement se complique et il semble bien que le destin désire nous séparer davantage. Vivre de tels moments séparés, moi ici, absolument neutralisé sans pouvoir faire quoi que ce soit pour toi, c’est terrible et j’en souffre beaucoup.”

Universalité du désir et du besoin de l’autre. Besoin non pas au sens de “manque”, mais plutôt au sens où sans l’autre la vie a moins de saveur.

Et comme l’esprit joue souvent des tours que la raison ignore, se prendre à imaginer plus en détail la lettre d’un soldat ukrainien que Delessale ne fait qu’effleurer dans son papier dont ce n’est pas le sujet central.

“Larysa,
Ce matin est un peu plus calme sur le front. Ici dans le Donbass, la situation empire chaque jour. Les Russes sont en train de détruire Sievierodonetsk comme ils ont détruit Marioupol. Immeuble par immeuble, maison par maison. La peur est présente. A chaque fois que je doute de l’avenir, tes mots me reviennent. Hier ils concernaient notre vie de tous les jours, aujourd’hui ils me bercent quand le tremblement me gagne alors que les bombes tombent de partout. Je pense à ces doux moments passés ensemble et ces instants rigolos que nous aimons tant.
A nos sourires complices, à nos corps entremêlés, à ce que nous avons surmonté pour cultiver notre amour. Sois certaine que tout cela me porte et me donne le courage nécessaire pour défendre notre pays. Tout à l’heure nous partirons dans une grande offensive. En écrivant ces mots, un vertige me prend. La seule chose qui l’apaise, c’est d’imaginer ta main dans mes cheveux. Doucement. Larysa, ma divine femme heureuse, n’oublie jamais que je t’aime et que même loin, je suis là.”

Des mots universels. Encore. “Je vous serre tous sur mon cœur”, écrivait Missak Manouchian dans sa dernière lettre à Mélinée. Comme le chemin de cette pensée était décidément mystérieux il s’est ensuite arrêté sur les mots de Sam, le compagnon du journaliste Frédéric Leclerc Imhoff, tué par les Russes dans l’exercice de son métier de reporter en Ukraine. “C’était quelqu’un de passionné qui n’avait pas peur de le dire. Il m’avait dit ‘je t’aime’ au bout de quelques semaines, on avait dit fuck à la sobriété imposée et aux faux-semblants des débuts de relation”, a ainsi publié sur Instagram Sam.

Dire à ceux qu’on aime qu’on les aime. C’est ce qu’avait fait Frédéric Leclerc Imhoff en soldat de l’information.

Bon dimanche,

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