7 min

Diversions

Klaus Barbie Et Son Defenseur Me Verges Photo Archives Le Progres 1494441576

Dans ce nouvel épisode de son récit du procès Barbie, Stéphane Nivet revient sur la façon dont la défense a préparé ses dossiers en tentant toute honte bue d’instruire le procès de la Résistance.

Épisode 1 : “Le diable en France

Épisode 2 : “Lyon 1942”

Épisode 3 : “La souricière”

Épisode 4 : “Retour à Izieu”

Épisode 5 : “14166, un train pour l’enfer”

Lundi 8 juin 1987, Prison Montluc, 4 rue Jeanne Hachette, Lyon 3ème arrondissement – 14 heures 40

Pas d’audience aujourd’hui, en raison du lundi de Pentecôte. Je décide de mettre à profit ce petit répit pour persister dans mes tribulations lyonnaises. Je ne pouvais pas suivre le procès sans avoir vu la prison Montluc. Une vieille connaissance du regretté Antoine Chabert, que j’avais dû remplacer au pied levé pour suivre ce procès du fait de sa mort brutale, avait un poste important dans l’administration pénitentiaire. A force de coup de fils répétés, de lettres intéressées convoquant cette amitié et d’un repas élyséen particulièrement arrosé en guise d’office funèbre dédié au souvenir de notre ami commun, j’avais fini par obtenir l’autorisation interlope de visiter les lieux.

En arrivant devant le bâtiment, je suis frappé par la petitesse des lieux. Après une semaine immergé dans les témoignages des victimes évoquant Montluc, je m’en étais fait une montagne, imaginant une geôle monumentale, une forteresse nazie contemplant la ville avec arrogance. Je suis presque déçu, un peu comme sur ces lieux de notre jeunesse que l’on retrouve adulte et qui, subitement, ont perdu les proportions du regard de l’enfant les ayant mémorisés. Le mur d’enceinte me paraît presque trop bas pour empêcher les évasions. Il faut dire qu’à l’origine, la prison Montluc était une prison militaire n’ayant pas vocation à accueillir des masses de détenus dangereux, pas plus de 130 selon les premières configurations du bâtiment datant de 1921.

Ce lieu est d’emblée une véritable frise chronologique du XXème siècle. Prison militaire fermée faute de clients, on procède à sa réouverture, en tout hâte lors de la déclaration de guerre pour en faire une prison des « indésirables » tels que définis par le décret Daladier du 1er septembre 1939. Après la défaite, elle devient la prison de la répression politique menée par Vichy avant d’être réquisitionnée en février 1943 pour les besoins de ces messieurs de la Gestapo qui en font une prison allemande, autant dire une véritable annexe luciférienne ici-bas, voyant arriver durant la période près de 10 000 personnes, des Résistants et des Juifs essentiellement. A la Libération, Montluc devient notre petit « Spandau » local, servant de lieu de détention aux collabos et aux criminels nazis, aux adjoints et auxiliaires de Barbie, ceux du dossier de la « Gestapo de Lyon » jugés en novembre 1954. Par la suite, prison des indépendantistes du FLN, la guillotine y prend ses quartiers durant la guerre d’Algérie.  A la fin des années soixante, elle devient un peu un ovni du paysage carcéral français : en plus des femmes, on place à Montluc ceux qui ne trouvent pas de place dans l’enfermement traditionnel, les témoins de Jehovah, les objecteurs de consciences et autres détenus marginaux. En 1983, la prison a renoué, un instant, avec son passé allemand alors même qu’elle venait de perdre son lien avec la justice militaire supprimée par la gauche en 1981. Durant quelques nuits, dont la première le 5 février 1983, Barbie a dormi dans une cellule du 2ème étage, la première après l’escalier, sur la gauche, à la demande de Robert Badinter, alors garde des Sceaux. Le bourreau était seul, enfermé entre les quatre murs où ne craignait pas d’en entasser 8 ou 10 : tout est symbole. Voilà qui avait dû le changer du capharnaüm de la prison San Pedro de la Paz où les détenus vivaient dans un étrange régime de semi-liberté.

En traversant la cour, accompagné par l’agent chargé de me faire cette petite visite discrète, je comprends pourquoi Barbie n’a pas pu rester ici. La prison, en plein quartier, est cernée par des immeubles qui la surplombent : un vrai stand de tir à ciel ouvert. L’hypothèse qu’on tue l’ancien patron de la Gestapo de Lyon avant son procès n’était pas totalement folle. Michel Cojot-Goldberg, dont le père avait été raflé rue Sainte-Catherine, avait d’ailleurs raconté à la barre, lors de l’audience du 20 mai, qu’en 1974, il avait pris rendez-vous avec Barbie dans un café de La Paz, se faisant passer pour un journaliste. A l’issue de cette rencontre, il avait renoncé à se servir de son arme, considérant qu’il ne fallait pas en faire un martyr. A son retour, il avait néanmoins raconté urbi et orbi cette tentative d’assassinat dans les médias et même dans un livre, histoire de faire basculer la vie de l’ancien SS dans une intranquilité permanente, lui qui se pensait si tranquille, à l’abri des balles, planqué derrière ses amis de la dictature bolivienne. Et puis, lors de l’opération « d’extradition » vers la France le 5 février 1983, une rescapée de la Shoah, enfant à l’époque, dûment informée de cette arrivée historique par le journal télévisé de Patrick Poivre d’Arvor, avait attendu Barbie à l’aéroport de Lyon-Satolas, une carabine paisiblement cachée sous sa couverture bleue. Alors même que l’ancien SS était encore au-dessus de l’Atlantique, la France décida alors de détourner l’avion sur la base militaire d’Orange, loin des journalistes, des regards indiscrets et des glaives vengeurs avant de convoyer Barbie par hélicoptère jusqu’à la base militaire de Corbas, près de Lyon, où l’attendait le fourgon devant le conduire à Montluc.

La prison a bien changé et si peu en même temps : les victimes et bourreaux sont partis. Le cercueil est vide. La baraque aux Juifs n’est plus présente que dans les têtes de ceux qui y furent avilis dans des conditions inhumaines, comme nous l’a rappelé il y a quelques jours André Frossard. Les cellules historiques de quatre mètres carrés sont toujours là, dont celle de Jean Moulin. La Mémoire des lieux est désormais engloutie sous la vie monotone et banale d’une prison ordinaire. Une fois sorti, mon esprit est partagé : j’ai vu les mêmes murs, les mêmes portes, les mêmes cellules, les mêmes garde-corps, les mêmes carrelages, les mêmes fenêtres que les 10 000 suppliciés de la Gestapo lyonnaise. Et pourtant, je n’en sais rien de plus, absolument rien, si ce n’est ce sentiment indéfinissable du souffle fantomatique de la mémoire qui, un instant, frôle le passant.

Lyon, 15 juin 1987, Palais de Justice, Quai Romain Rolland, 16 heures

La semaine qui vient de s’écouler fut d’un genre particulier. Il s’agissait pour la Cour et les jurés d’entendre les témoins d’intérêt général. La nature humaine ayant des réflexes d’alouettes attirées par les crépitements des flashs et des projecteurs des caméras, il y avait fort à craindre que d’aucuns, même guidés par les intentions les plus compréhensibles, transforment les marches des 24 colonnes en montée du Festival de Cannes, chacun y allant de sa célébrité pour figurer sur la photo de ce moment historique. Le procureur Truche a remis, à cette occasion et une fois de plus, l’église au milieu du village. Il a évoqué en terme fermes et polis le risque de « dérive des débats », invitant les avocats à ne faire citer que des témoins qui viendraient éclairer le dossier et pas s’éclairer eux-mêmes. Sur le même ton, le président Cerdini a fait la police de l’audience pour veiller à ce que les témoignages restent dans la saisine. Sa passe d’arme avec Marie-Madeleine Fourcade, seule femme patronne d’un réseau de la Résistance, le réseau Alliance, fut d’ailleurs d’anthologie. Un vrai Feydeau judiciaire que cette saynète où un président de Cour d’Assises tente de faire sortir ce qu’un témoin s’obstine à faire rentrer, dans un jeu de cache-cache presque drôle et peuplé de toute la ménagerie des noms d’animaux qui servaient de pseudonymes à ces valeureux combattants du réseau Alliance : hérisson, souris et colibri. Le seul témoin d’intérêt général à qui personne n’a osé le rappel à l’ordre fut Jacques Chaban-Delmas car, assurément, personne n’aurait eu l’autorité nécessaire pour le faire taire. Quand la Résistance personnifiée s’invite à la barre et qu’elle a apporté avec elle son éloquence gaulliste, on la laisse parler. Dans cette course à la recherche de la saisine perdue, on comprend aisément que la justice est une œuvre du réel, ancrée dans la réalité d’un dossier, dans des faits et qu’on ne condamne pas un homme, encourant la réclusion criminelle à perpétuité, en voulant faire le procès de son époque et de tous ceux qui, contrairement à lui, ont échappé à la fouille.

Aujourd’hui, nous sommes amenés à entendre les témoins cités par la défense. Si on pouvait parfois douter de la pertinence de tous les témoins d’intérêt général des parties civiles, il n’y a assurément aucun doute à avoir devant l’impertinence de la liste des personnalités convoqués par Jacques Vergès, déterminé à parler de tout sauf des crimes qui figurent dans l’arrêt de renvoi. Il est 16h50. Le premier témoin de la défense est … Raymond Aubrac. Le regard ferme, ayant laissé toute forme d’hésitation sur les parvis, l’ancien compagnon d’infortune de Jean Moulin ne tremble pas : « Je suis cité par la défense mais pas pour la défense ». Le décor est planté. La défense de Barbie tente d’instruire le procès de la Résistante, de se saisir d’un détail sur une femme présente lors des séances de torture sur Aubrac pour tenter d’invalider son témoignage. Aubrac est droit et ne fléchit pas devant l’outrage. Quand Vergès tente de glaner des trous dans la mémoire d’Aubrac au sujet de l’évasion organisée par Lucie, sa femme, entre Montluc et l’avenue Berthelot, il se fait fusiller sur place par le témoin : « Ma mémoire est assez bonne et elle ne comporte pas un trou de sept années ».

Après Aubrac, Vergès a fait citer un inconnu qui le restera, Eddine Lakdar Toumi, dont le père, nationaliste algérien, a été tué lors de la guerre d’Algérie. Il a déposé plainte pour crime contre l’Humanité mais sa demande a essuyé un refus de la justice française. Vergès exulte à l’idée de faire la démonstration qu’il y aurait un « deux poids, deux mesures » dont son client serait la victime. Maître Jakubowicz et Maître Rappaport, dans un style différent sauf dans l’efficacité, renvoient Vergès au terminus des prétentieux et le témoin, qui en réalité n’avait rien à dire que de céder la parole à Vergès, repart de la salle essoré. Les autres témoins venus parler la guerre d’Algérie se succèdent avec le même insuccès devant la Cour, Maître Vergès ayant même parfois du mal à les faire parler comme espéré, les scènes ayant visiblement été mal répétées en amont. Certains d’entre eux me font penser à cette réplique de l’imitateur Thierry Le Luron qui, il y a une dizaine d’années et grimé en Giscard d’Estaing, avait répondu à Pierre Desproges campant un journaliste complaisamment déférent : « Je ne connais pas les questions à l’avance, je ne connais que les réponses ».

Capture D’écran 2022 09 09 À 16.54.09Yves Danion s’avance alors à la barre, falot. Il prête serment et d’emblée on comprend qu’il a l’habitude des serments, lui qui s’agenouilla pour jurer fidélité au Führer en entrant dans la SS à 18 ans. Ingénieur de 63 ans, il a travaillé au SD de Coblence. Il est là pour délayer la responsabilité de Barbie et rapidement, il sort sa boîte à brouillard pour tenter d’enfumer la salle : un chef de section comme Barbie serait, selon lui, un petit exécutant discipliné, dépourvu de toute autorité et c’est son Kommandeur, Knab, qui décidait de tout. Les avocats des parties civiles ne vont pas le rater. Maître Jakubowicz commence à l’asticoter sur ses anciennes condamnations qui ont depuis été effacées de son casier. Le témoin bredouille et sort les rames. Les picadors ayant fait leur œuvre, le Procureur Truche se lève pour donner l’estocade, lui qui a accès à l’intégralité du passé judiciaire du témoin : « Je ne voulais pas évoquer la condamnation de M. Danion parce qu’il était mineur au moment des faits et que 40 ans ont passé. Je dirai seulement qu’il n’a pas été condamné à 10 ans de prison pour sa seule appartenance au S.D. ». Après Danion, Vergès a fait citer un historien en carton, Jacques Forment-Delaunay, qui se débat sans convaincre à discréditer le télégramme d’Izieu, pièce maîtresse du dossier prouvant la responsabilité de Barbie dans la rafle du 6 avril 1944.

Vergès avait promis des révélations homériques et des preuves irréfutables qui devaient foudroyer l’accusation. C’est sur la défense que la foudre s’est abattue, ne laissant aucune place à l’esprit de confusion qu’il a tenté de semer dans les esprits. Le moment de vérité approche : les avocats ont déjà la tête à leurs plaidoiries, le procureur à ses réquisitions. Le temps des témoins, les vrais, est terminé, me confirmant ce que Camus écrivait dans Les Justes en 1949 : « Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime si ce n’est l’obstination du témoignage ? ».

Crédit Photo : Le Progrès. Le livre de Stéphane Nivet par ici. “Vous étiez belles pour l’éternité”.

Toutes les inspirations d’Ernest sont là.

Laisser un commentaire