Avouons-le à écouter le débat public actuel, entre volonté d’essentialisation de tout, d’assignation dans des cases, et de mise à mort de l’adversaire considéré comme ennemi, le désespoir pourrait poindre. Fortement. Profondément. Tellement intensément que même les mots de Ken Follett, dans l’entretien exclusif qu’il a accordé à Ernest dans lequel il nous assurait que “lire donnait des supers pouvoirs” et faisait donc de nous de meilleurs êtres humains, sonnaient comme un peu vains. Agacement et désespoir tellement intenses que même l’idée selon laquelle la littérature avait été inventée parce que justement la vie ne suffisait pas ne permettait même plus d’apaiser le tourment. D’y voir plus clair. De s’évader parce que justement si les livres dialoguent avec le monde et le monde avec les livres, alors tôt ou tard, les mots lus pourraient nous aider à mieux appréhender le monde.
Heureusement, une fois encore, l’art peut nous aider à regarder devant. A nous relever et à faire face. L’art ou plutôt, peut-être, le questionnement d’un homme qui vaut pour tous les Hommes. Ce questionnement est celui de Simon Wiesenthal. Dans son récit paru en 1969, “les Fleurs de Soleil” et admirablement interprété par Thierry Lhermitte au théâtre Antoine, le rescapé des camps de la mort devenu chasseur de nazi raconte comment il a recueilli en 1942 les confessions d’un jeune SS sur le point de mourir. Comme ce dernier a cherché à obtenir son pardon, ce que Wiesenthal lui a refusé.
Ce refus va le hanter toute sa vie. Il va s’interroger sur le bien fondé de sa décision. Sans jamais vraiment savoir s’il a bien fait de ne pas accorder son pardon à cet homme sur le point de mourir. Résultat : Wiesenthal va demander à toute une kyrielle d’intellectuels, d’artistes et de chercheurs de répondre à cette question : aurait-il dû pardonner ? Aurait-il dû pardonner justement au nom de l’Humanisme et de l’Humanité qu’il défendait contre la barbarie ? C’est l’objet de son livre “Fleurs de Soleil” et du spectacle dit par Lhermitte. Dans les réponses reçues, l’une est particulièrement intense. Particulièrement importante en elle-même mais aussi en ce qu’elle dit et rappelle à tous les hommes et toutes les femmes qui pourraient, parfois, se décourager. C’est une lettre de l’artiste roumain Petru Demetriu à Simon Wiesenthal. Ernest s’en fait, ce matin, le passeur car ces mots sont d’une beauté rare.
“Heureusement, heureusement Monsieur Wiesenthal. Heureusement vous êtes un homme, c’est-à-dire un être capable de doutes et de regrets.
Ceux qui ne doutent pas de la justesse de leurs actes et qui ne regrettent jamais leur dureté savent-ils qu’ils frôlent la limite inférieure de l’humain ?
Il est cependant des êtres quelsqu’ils aient été pendant leur vie que l’ultime souffrance aura purifiés à nos yeux en ce sens que nous ne saurions continuer à les accuser sans tomber dans une dureté inhumaine. Décivilisé ce malheureux SS aveugle, agonisant torturé par les remords retrouvait les gestes fondamentaux d’une civilisation morale qu’il importe de reconstruire. Il retrouvait le remord, le repentir le besoin de pardon. Dans une existence brève et lamentable, cette agonie de l’âme fut, à mes yeux, le point culminant le seul riche de valeurs humaines. Mais de là à vous reprocher votre impuissance à pardonner, il y a toute la distance de l’humain au surhumain.
À votre place j’aurais fait comme vous je n’aurais pas pardonné et j’aurais regretté confusément ou consciemment pendant tout le reste de ma vie mon impuissance à pardonner.
Je sais qu’il faudrait être plus fort que cela. Je sais qu’il faudrait avoir la force de pardonner à l’univers entier le mal qu’il s’inflige sans cesse. Ce serait le sauver sans doute mais je ne suis pas le sauveur. Il me semble que la civilisation est toujours à recommencer qu’elle n’est pas un état de grâce mais bien un travail continuel sur soi-même et les autres dans la direction indiquée par l’expérience et par l’espoir. L’homme est une question de persévérance.”
“La civilisation est toujours à recommencer dans la direction indiquée par l’expérience et par l’espoir”. Résonance intéressante avec la lettre qu’Edmond Dantes laisse à Maximilien Morel dans les ultimes mots du Comte de Monte-Cristo, dans laquelle il écrit : “N’oubliez jamais que (…) toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots : Attendre et espérer !” Attendre, espérer, recommencer et persévérer. Clairement, si “l’Homme est une question de persévérance” alors la persévérance est un humanisme.
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