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La valise des chroniqueurs 2022

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Presque tous les chroniqueurs et chroniqueuses d’Ernest qui toute l’année vous régalent ont décidé de vous aider à faire votre valise à lire pour l’été. Avec leurs personnalités différentes, leurs approches du monde et de la vie qui font la richesse d’Ernest ils ont concocté une liste pleine de pépites. Laissez-vous tenter ! Retrouvez aussi “la valise décalée de Jérémie Peltier”, ici.

 

Un jour d’octobre à Santiago, Carmen Castillo, Verdier, par Rebecca Benhamou

Un Jour Doctobre A Santiago Scaled

C’est un récit intense, habité, et d’une grande sensibilité, qui commence par deux mots qui n’ont l’air de rien mais qui contiennent toute la démarche de l’autrice : « Et pourtant ». Malgré les aléas de l’existence, les douleurs de l’exil, et le deuil d’un grand amour, Carmen Castillo a continué à vivre, à militer, à réaliser des films. Cet ouvrage, publié au printemps dernier aux éditions Verdier, réunit deux brefs récits rédigés il y a longtemps : « Un jour d’octobre à Santiago » (1980) et « Ligne de fuite » (1988).

IIs retracent avec autant de force que d’humilité les années de militantisme de Carmen Castillo sous la dictature de Pinochet, son exil en France et son retour difficile au Chili. Mais aussi le sentiment de ne pas reconnaître son propre pays, et de lui être, bien des années après l’avoir quitté, un peu étrangère. Ses mots, qui disent l’intime autant que le collectif, font barrage à l’oubli.

Dans la tanière du tigre, Nicolas Idier, Stock, Par Carole Zalberg

TigretannierePourquoi emporter dans sa valise ce récit que la violence du monde irrigue de bout en bout? Parce qu’à ce constat cru, tantôt paralysant tantôt source d’une folle énergie, Nicolas Idier juxtapose celui de la beauté. Parce que dans le sillage d’une Arundhati Roy apparaissant ici aussi combattive que lumineuse, il décrit un chemin d’amour : pour les démunis, les oubliés et les mal-nés, pour les arbres annonçant l’incendie d’un bruissement de feuilles et ceux des humains qui eux non plus ne peuvent vivre autrement qu’en s’opposant même modestement au mal.

Ce que ce livre essentiel met au jour sans démonstration, c’est que les ténèbres gagnent à l’instant où l’on ferme les yeux sur l’injustice, aussi minuscule soit-elle. Bien sûr, il est question dans cette « tanière du tigre » de puissances aux dimensions monstrueuses, la Chine, l’Inde, dont les exactions et l’injustice sautent aux yeux. Mais ce que nous dit Idier de sa plume sensible, érudite et inspirée – «l’Inde est un immense pan de tissu plié mille fois sur lui-même », « Cette ville, cette femme dans cette ville, et cette ville qui est la capitale d’un pays où la notion même d’humanité craquelle, une éprouvette si fragile où a été versé un précipité de condition humaine, sous l’œil d’un dieu au visage écarlate et aux yeux écarquillés qui nous laisserait tous crever, même les enfants, dans l’indifférence à l’aube des bulldozers, cette ville et cette femme dans cette ville se mettent à me parler. » – ce qu’il nous supplie de voir, c’est que tous,  nous laissons de mille manières les ténèbres avancer. Il ne prêche pas. Mais le lire donne envie de se dresser.

Jaurès : les convictions et le courage par Carole Delga et Marie Luce Nemo, Privat, par Frédéric Potier

JauresdelgaPour cet été, j’ai mis dans ma valise une biographie politique, en l’occurrence celle consacrée à Jean Jaurès par Carole Delga (présidente de la région Occitanie) et Marie-Luce Nemo (historienne) publiée aux éditions Privat. Cet ouvrage, qui a le mérite de la synthèse et de la pédagogie, brosse en 373 pages le portrait intellectuel de la plus illustre figure du socialisme français. De son enfance dans le Tarn à son élection à Carmaux en passant par sa réussite à l’Ecole Normale Supérieure, les auteurs nous donnent à voir avec talent la construction d’un géant en insistant sur la cohérence et la solidité de la pensée jauressienne.

Construction d’une législation sociale ambitieuse, défense du syndicalisme ouvrier, renforcement de l’école laïque, engagement pour la justice auprès du Capitaine Dreyfus, on redécouvre la richesse d’une vie consacrée à une haute idée de la politique et de la République. Alors que le PS se cherche une boussole entre rupture radicale et réformiste humaniste, il est plus que nécessaire de se replonger dans l’œuvre du grand Jaurès.

Un père à soi , Armel Job, éditions Robert Laffont, par Philippe Lemaire

PeresoiAu rythme d’un livre par an depuis une vingtaine d’années, Armel Job ne déçoit jamais. Maître du roman noir d’atmosphère, cet écrivain discret, best-seller en Belgique, polit des intrigues tranquillement cruelles, disséquant la psyché humaine pour en observer les failles. « Un père à soi » s’avère un des plus réussis, à rapprocher des « Fausses innocences » (2005), des « Eaux amères » (2011) ou de « La disparue de l’île Monsin » (2020).
Le mécanisme est éprouvé : un petit accident de la vie provoque une grande remise en question dans une existence trop confortable, trop raisonnable. Confronté à une mystérieuse photo anonyme, un quadragénaire un peu terne se demande s’il n’est pas passé à côté d’une grande passion. L’enfant du portrait est-elle le fruit d’un amour de jeunesse enfoui ? Le voilà bientôt fouillant son propre passé. Son couple flanche, son entreprise tangue, lui s’égare.
A 74 ans, le romancier wallon, ancien prof de latin-grec et directeur d’une école privée, excelle à mettre ses personnages à nu sans les humilier. A concentrer toute l’action dans les regards, les gestes, les attitudes. A injecter de la violence dans les situations, les mots et les non-dits. Son art est celui de la retenue, dans une langue soignée, respectueuse, qui ne sacrifie à aucun effet de mode. Chaque mot à sa juste place pour exprimer un sentiment ou un doute.
Pour autant, Armel Job ne s’interdit pas de surprendre. D’abord enrobé de bienveillance, son récit bascule, à coup de fausses pistes, vers une froideur plus réaliste. Un masque tombe, puis un autre. Lâcheté, égoïsme, calcul, les profils gagnent en contraste. Une noirceur qui n’exclut pas la couleur, les répliques qui font sourire, dans une douceur provinciale préservée… Page après page, drame après drame, Armel Job construit une œuvre qu’il faut prendre le temps de savourer.

Violette sur l’herbe à la renverse, Lana Del Rey (traduction d’Aurore Vincenti et Cécile Coulon), par Renaud Large

Capture D’écran 2022 07 20 À 23.02.50Les vacances estivales, c’est un voyage intérieur. Je vous propose de plonger dans la torpeur placide d’un été californien avec Lana Del Rey. Les effluves de la beat generation nous enivrent, avec leurs notes entêtantes de sépia. Les barbes hirsutes, les corps émaciés et graciles, les pastels florales, les cheveux longs et fins, les peaux cuivrées, les nudités longilignes,  tout remonte à la surface dans ce beau livre où s’enchevêtrent photos vintages et textes dactylographiés à l’ancienne.  Mais, ce recueil de poèmes n’est pas un énième musée de la contre-culture hippie.  L’hagiographie du soleil s’est matinée d’une esthétique froide, d’un ordre triste et polaire. Chez Lana Del Rey, l’amour n’est pas seulement un antidote à la guerre, qui viendra, dans un heureux dénouement, sauver le monde. Il est une contemplation mélancolique. Il bouleverse. Dans ce livre, la folk enthousiaste et revendicatrice de Bob Dylan féconde la cold wave troublante et résignée de Joy Division.

On retrouve l’empreinte de la chanteuse. Elle est aussi pulpeuse que lointaine, aussi plastique que glaciale. Mais, Lana Del Rey s’est complexifiée. Elle mêle plus subtilement les instincts de vie et de mort : “Je suis allée à une fête (…) j’ai passé la porte (…) et vu Violette sur l’herbe à la renverse (…) le corps arqué comme un pont après un poirier raté, le visage fendu du sourire large et sauvage qu’on les fous. Et cette exubérance qui surgit dans la contemplation. Elle attendait que les feux d’artifice commencent.”

La vie princière, Marc Pautrel, Gallimard, par Cyril Jouison

PautrelL’été est là. Chaud comme jamais. Quand tout tourbillonne autour de nous, je vous propose un pas de côté. Une échappée belle. Un envol vers La vie princière. Marc Pautrel évoque, dans un format court, la magie de la rencontre. Impromptue. Inédite. Ravissante. Un domaine. Un séminaire. « L » est là. Lui est épris. Instantanément. Sans préavis.

Marc Pautrel illustre l’évidence de la connexion. Son personnage scrute les mots dits, les silences, les gestes et le replis de la séduction. Réelle ou fantasmée. Ce récit, sous forme d’une lettre, accompagne tous les doutes et les ravissements de la rencontre. LA fameuse rencontre ! Celle qui fait vaciller une vie. En invitant cette sensation infinie : celle d’être un prince ou une princesse en ce Domaine.

« L » ne dit rien de ce qu’elle perçoit de lui. Lui, est conquis. Se confrontent alors, dans une temporalité courte, ces sentiments télescopés. « Qui de nous deux ? » diraient certains. Autour de sa réserve, il interprète. Il les comble. Elle s’éloigne… A qui téléphone-t-elle ? Elle est songeuse… Qui occupe ses pensées ? Il perçoit le trouble de cette belle italienne. Il est stupéfait de sa réserve. Elle sait. Il sait qu’elle sait. Point de divulgâchage par ici ! Lisez et vous aimerez l’exquise esquisse de cette vie princière.

Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti, par Thomas Mourier

ChantsRefermez un instant votre valise et livres de plage pour partir à la rescousse des cauchemars et de leur maître. En quelques textes,Thomas Ligotti a investi la littérature de l’étrange avec une telle force qu’on le classe volontiers auprès des maîtres Edgar Allan Poe & Howard Phillips Lovecraft alors qu’il est notre contemporain. Et son influence à récemment été mise en lumière par la série TV True Detective où le showrunner Nic Pizzolatto avoue être un grand fan et à emprunté quelques aspects de son œuvre pour cette série qui s’installe dans un univers proche.

L’horreur est son domaine, mais pas celle qui éclabousse de scènes sanglantes, ni celle des jump scares ou des ressorts faciles, l’horreur de Ligotti touche à l’intime : l’horreur est insidieuse, sournoise, créative… L’horreur est le cauchemar éveillé. L’auteur a bien compris que ce qui nous effraie le plus se niche dans notre quotidien et qu’un simple grincement dans notre routine peut faire basculer une vie. Très littéraires, les onze nouvelles qui composent ce recueil offrent un monde nouveau à explorer pour les fans de fantastique. Si Ligotti suit les traces de Lovecraft en mettant en scène l’indicible et en décrivant ce que l’esprit à du mal à comprendre, il ne s’attache pas aux créatures immortelles ou civilisations disparues, les monstres qui peuplent les Chants du cauchemar et de la nuit sont proches de nous. L’écrivain explore les marges ou le sens caché des choses pour ces nouvelles subtiles.

Dans ces textes les cauchemars contaminent les rêves jusqu’à les pervertir ou les transcender ; dans notre réalité, l’écriture de Ligotti nous contamine de la même manière et nous obsède longtemps après avoir fermé le livre… Je parlais de sauvetage en introduction car l’éditeur des Chants du cauchemar et de la nuit a annoncé que le livre ne serait plus vendu après le 31 décembre 2022 et ne sera pas réimprimé. Même l’exploitation de la version numérique cessera, à la même date, pour des raisons contractuelles. Disponible depuis 2014, ce recueil inédit regroupe des nouvelles parues en revues entre 1981 et 1994 et regroupées aux USA dans un gros livre The Nightmare Factory mais qui constitue le seul livre de Thomas Ligotti en français. Alors cet été, avant qu’il ne soit trop tard, offrez-vous ce titre de l’un des grands auteurs du fantastique contemporain.

Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti, éditions Dystopia Workshop. Nouvelles choisies, présentées et traduites de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel.

Les valises des chroniqueurs des étés passés sont là.

Tous nos conseils de livre du vendredi de l’année sont là.

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