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James Ellroy : “Mon travail consiste à flouter les lignes”

Ellroy PhilippeMatsas

Délaissant le nouveau quatuor de Los Angeles qu’il a entamé, le maître du roman noir inaugure avec « Panique générale » une autre série plus récréative. Comme souvent chez lui, les femmes y ont le beau rôle et Dieu tire les ficelles. Pour qu’il nous en livre les clefs, nous lui avons passé un coup de fil....

Et vous, quel fan de James Ellroy êtes-vous ? Nostalgique des polars classiques de ses débuts, comme la trilogie Lloyd Hopkins, où affleuraient déjà les obsessions qui allaient guider son inspiration ? Admirateur de ses sagas historico-policières, telles que les deux quatuors de Los Angeles où flics, politiques et mafieux pataugent dans la même fange ? Ou bien amoureux de ses écrits plus intimes, « Ma part d’ombre » et « La Malédiction Hilliker », où il explore ses traumatismes de jeunesse et ses relations avec lesCouv Panique Generale femmes ?

Plus ou moins accessibles et sombres, selon son état psychologique et sentimental du moment, ses fictions et ses essais autobiographiques composent une œuvre littéraire unique par son souffle, sa complexité et son originalité. L’expression d’un talent à part, marqué par des drames personnels et une volonté permanente de se sublimer, un talent qu’il met aussi au service de travaux de commande, style scénarios de film ou de série. Alors où situer, dans la vingtaine de titres qu’il a publiés - sans compter les nouvelles – ce bonus printanier qu’est « Panique générale » (traduit par Sophie Aslanides), sorti sans tournée promotionnelle ni lancement tapageur ?

Un flic véreux devenu un privé pourri

Roman unitaire à l’image de « Brown’s Requiem » (1981), « Clandestin » (1982) ou « Un tueur sur la route » (1986), il ne le restera pas longtemps : James Ellroy travaille à une autre fiction ayant comme celle-ci Freddy Otash pour personnage central. Rôle secondaire dans deux volets de la trilogie « Underworld USA », cet officier de police véreux devenu un détective privé pourri résume à lui seul la démarche créative de l’auteur : s’emparer de personnalités ou de faits ayant existé puis les passer à la moulinette de son imagination.

Dans la vraie vie, la carrière de Freddy Otash l’a bel et bien vu alimenter un tabloïd à scandale et filmer les ébats amoureux de Marylin Monroe et JFK. Si ce n’est que dans « Panique générale », Ellroy pousse les curseurs jusqu’à l’abject. C’est au point que l’ex-flic se retrouve au purgatoire, le « vrai », celui des catholiques… Il a espionné, fait chanter, manipulé, assassiné autant qu’il a séduit et aimé, il a consommé autant de drogues chimiques qu’il a dénoncé de dealers. Et pourtant, il aspire à sortir de ce quartier pénitentiaire séparant l’Enfer du Paradis.

L’argument inscrit ce livre dans la continuité des précédents écrits d’Ellroy, où régulièrement les personnages masculins principaux se confessent auprès de femmes admirables afin d’expier leurs vices et d’obtenir la rédemption. Il constitue l’un des intérêts de ce roman : sans doute l’auteur est-il, sous l’étiquette d’écrivain cynique et réactionnaire qu’on lui a commodément collée – et que son goût de la provocation lui interdit de démentir – plus imprégné de valeurs spirituelles qu’on veut bien le croire.

L’art hollywoodien de la délation

Sur cette trame pseudo-religieuse, James Ellroy plonge son casting de stars du cinéma et de la politique, d’escrocs et de policiers véreux, dans un tableau de débauche où l’on renonce vite à distinguer le vrai du faux. On comprend qu’il déteste la plupart des personnalités citées, de Liz Taylor à James Dean, on devine aussi qu’il vomit cet art hollywoodien de la délation qui vouait les communistes à la prison et les homosexuels à la clandestinité. Captivé par ces années 1950 qui concentrent les ferments de l’Amérique fracturée d’aujourd’hui, il en rouvre allègrement les plaies à vif.

Au sommet de son art dans « Perfidia », il avait semblé vouloir trop prouver dans « La Tempête qui vient », comme empêtré dans son propre génie. Pour enchaîner, Ellroy a cherché à s’amuser sans se renier. « Panique générale » donne parfois l’impression d’avoir été écrit d’un souffle, au fil de la plume – inimaginable avec un tel perfectionniste - délire obsessionnel bombardé d’images fortes et pimenté d’allitérations, performance narrative qui peut irriter autant qu’elle hypnotise.