2 min

La France Bartleby

Bartleby

“I would prefer not to”, “Je préfèrerais ne pas”. C’est le leitmotiv de Bartleby, le scribe, héros du texte éponyme d’Herman Melville. Ce copiste employé de Wall Street décide de se rebeller en ne faisant plus ce que son patron lui demande. Il pratique une résistance passive qui laisse planer une stupeur. Bartleby c’est le symbole de celui qui refuse le combat, ou encore de celui qui par son retrait du monde envisage de le faire dérailler. A moins qu’il n’incarne le symbole le plus abouti d’une forme de je m’en foutisme. Certainement qu’il est un peu de tout cela à la fois. Les hasards de la vie ont conduit au fait que ce texte de Melville a accompagné une semaine où de nombreux articles de presse ont évidemment mis l’accent sur “l’abstention record” à laquelle on peut s’attendre, en ce dimanche 19 juin, lors du second tour des élections législatives.
Comme dans un jeu de miroir, le scribe de Melville a pris les traits des Français. De cette moitié de l’électorat qui ne se rend plus aux urnes. Qui comme Bartleby dit “I would prefer not to”, pratiquant ainsi le retrait melvillien de toute activité politique.

Les journalistes, les sociologues, les politologues ont documenté les causes, les motivations, les bonnes et les mauvaises raisons de cette abstention, et de cette désertion du collectif démocratique. Mais comme les innombrables analystes du texte de Melville, il y a plusieurs interprétations possibles. Ce n’est pas le sujet ici. Simplement, le corps électoral qui se mue en Bartleby, c’est aussi la lente décrépitude d’une forme collective de délibération. Bartleby n’a pas de camarades, il décide seul de résister passivement et de se retirer du monde. Et comme dans un écho, un autre livre est venu jusqu’à nous. Celui de Orwell (décidément terriblement actuel) le “Quai de Wigan” qui vient de reparaître préfacé par le journaliste et sociologue Jean-Laurent Cassely. Dans ce texte, George Orwell fait un reportage au cœur du pays minier anglais, où se trouve Wigan.

Ce décor de terrils, de montagnes de boue, de cendres et de suie symbolisant la laideur de la grande industrie, va lui inspirer ce récit. L’expérience humaine qu’il a vécu est très intense et très riche. S’il ne prend pas, à proprement parler, la place d’un mineur anglais, il découvre, et nous fait découvrir son quotidien. L’occasion pour le journaliste de tirer aussi des enseignements sur la désagrégation de la société anglaise de l’époque. Il y pose notamment la question de l’éducation et de l’accès à la culture comme viatique pour créer du collectif.

Dans la préface, Cassely écrit d’ailleurs : “L’éloignement culturel entre les classes éduquées et les catégories populaires, au sujet de l’alimentation comme des manières de se comporter, de parler, de se divertir – et surtout, de voter ! – est-il surmontable ?”. Comme si les questions d’Orwell résonnaient encore avec nos questions d’aujourd’hui. Avec ce retrait “bartlebyen” pratiqué par une majorité de l’électorat.

Restent les derniers mots du texte de Melville : “Ah Bartleby, Ah Humanité”. Humains, trop humains. Résistants passivement contre l’absurdité du monde qui se déroule devant eux.

Comme si les Français aussi avaient décidé de résister passivement. Reste que la France sans soubresauts, sans une dimension collective forte, sans une recherche de la beauté, sans une approche culturelle du monde, c’est une France qui se perd. Nous en sommes tous et toutes responsables. Il n’est jamais trop tard car une France Bartleby, c’est un peu comme Deauville sans Trintignant …

Bon dimanche

L’édito paraît le dimanche dans l’Ernestine, notre lettre inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit) et le lundi sur le site (abonnez-vous pour soutenir notre démarche)
 
Tous nos éditos sont là.

Laisser un commentaire