Il y a quelques semaines dans notre Podcast Corona Lecture, nous lisions des extraits des textes de John Steinbeck : “Les raisins de la colère” et “des souris et des hommes“. Dans ces deux romans, Steinbeck en romancier pose son regard sensible sur ces bas-fonds de l’Amérique et sur ces ouvriers qui ont tout perdu au moment de la crise de 1929. Ces livres restent, dans notre imaginaire, non pas des romans sur la crise de 1929, mais bel et bien des livres immenses sur le dénuement, sur le fait de ne pas avoir beaucoup, et plus largement, sur ces travailleurs qui savent ce que trimer veut dire.
Quelques années plus tard, l’immense Georges Orwell, quelque temps avant de partir en volontaire faire la guerre d’Espagne rend un vibrant hommage aux mineurs dans son “Quai de Wigan”. Pratiquant une sorte d’observation participative, Orwell raconte le quotidien, la difficulté, mais aussi et surtout la séparation des mondes. Celui des décideurs et celui des travailleurs. “C’est une sorte de monde à part qu’on peut aisément ignorer sa vie durant. Il est probable que la plupart des gens préféreraient ne jamais en entendre parler. Pourtant, c’est la contrepartie obligée de notre monde d’en haut (…) la quasi-totalité des activités auxquelles nous nous livrons, qu’il s’agisse de manger une glace ou de traverser l’Atlantique, de cuire un pain ou d’écrire un roman…”, écrit-il de manière prophétique.
A l’époque de Steinbeck, de Orwell, mais même avant de Zola, quand des romanciers mettent ce monde là en scène dans leurs livres, ils sont loués, célébrés et même considérés comme les déclencheurs d’actions politiques. A leur époque, ils se font, en quelque sorte, les porte-voix sensibles des sans-grades. Dans le monde dans lequel nous vivons actuellement, par un inédit retournement de l’histoire, les travailleurs ne sont plus considérés comme des gens qui accomplissent des tâches ingrates pour la société, mais comme des “charges” et des “coûts”. A longueur de temps, de colonnes, de débats binaires à la noix sur BFM TV ou de prises de parole politiques les travailleurs sont présentés comme des “charges”. Pas étonnant, finalement, que le grand romancier social de notre époque, Gérard Mordillat, ne soit pas reconnu comme le furent Steinbeck, Orwell et Zola. Pour notre monde actuel, un travailleur qui n’a que sa force de travail à vendre est considéré par la doxa majoritaire comme un “coût”, et pire, comme un looser. C’est la fameuse phrase du président Macron : “dans les gares il y a ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien”, qui le dit.
Évidemment, cette doxa imprime. Elle créé du ressentiment. Du sentiment d’abandon. Des Gilets-Jaunes et même des milliers de gens qui se sentent laissés pour compte dans la France d’aujourd’hui. Ils sont même 22 % selon une étude récente menée par Destin Commun. Tous nos yeux sont brouillés. Dans l’imaginaire commun : travailleur = coût. Les libéraux ont gagné largement cette bataille culturelle. C’est là que le Covid-19 nous apporte quelque chose de positif. De providentiel, même. Oui, même dans les plus grandes tragédies, il y a de la lumière. Et cette lumière apportée par le Covid-19 est venue par tous ces travailleurs, ces premiers de corvée qui par leur action et le fait qu’ils continuent de travailler permettent à notre société de ne pas s’écrouler et de continuer, un peu, de tourner. Tous ces travailleurs : éboueurs, postiers, policiers, soignants, aides à domicile, livreurs, taxis, caissiers, aides soignants, enseignants et on en oublie, tous ces travailleurs hier considérés comme des “coûts” à réduire, sont les héros de cette crise du Covid-19. Ils viennent rabattre le caquet prétentieux des promoteurs du ruissellement. Ils viennent nous rappeler la réalité, ils viennent nous dire que sans chacun de nous la société n’est rien. Ils nous obligent aussi.
Le surgissement des autres, notre responsabilité
Ils nous obligent à nous regarder différemment. A reconsidérer les doxas d’hier. A les mettre au fond d’une poubelle. Celle de l’histoire. C’est maintenant que nous devons crier et dire haut et fort que jamais l’humain n’aurait dû être la variable d’ajustement d’un monde qui court à sa perte, et surtout à la nôtre. A ce titre l’histoire de l’usine de fabrication de masques bretonne fermée fin 2018 est évocatrice. Aujourd’hui, l’État se mobilise pour la refaire démarrer, quand hier, en 2011, en 2017 et 2018, il a fait savoir aux salariés inquiets que, non seulement, de nouvelles commandes de masques ne seraient pas faîtes, mais que surtout le gouvernement ne ferait rien pour sauver cette usine. Résultat : on a pas de masques, et on les importe de Chine.
Cet instant du Covid-19 est historique. Il nous invite tous et toutes à changer de regard. Il nous oblige à repenser l’organisation du monde. Orwell toujours. Mais dans son livre “Dans la dèche à Londres et à Paris” cette fois-ci. Alors qu’il disserte sur l’utilité ou non d’un plongeur de restaurant, Orwell s’interroge aussi sur le rôle des “gens instruits” dans l’acceptation d’un monde injuste. Il nous alerte : “les gens instruits, qui devraient être du côté du plongeur, consentent au processus, parce qu’ils ne savent rien de lui et par conséquent ils ont peur de lui.” Peur. Méconnaissance. Grâce à cette crise, non seulement nous savons, mais en plus, il n’y pas de raisons d’avoir peur. Le regard a changé, va changer, doit changer.
Se regarder différemment, pour s’aimer différemment et faire ensemble des projets. “C’est dans le surgissement du visage de l’autre que naît ma responsabilité”, rappelle Levinas. Les visages des sans-grades, même masqués, ont surgit. A nous, désormais, d’en être dignes et donc responsables.
Bon dimanche,
Cet édito paraît le dimanche matin dans “L’Ernestine”, notre lettre inspirante (inscrivez-vous, c’est gratuit) et ensuite le lundi dans ces colonnes.