4 min

Un passé plein d’à présent

Simon FJ21td715gw Unsplash

Il était une fois, un jeune lycéen français de la fin des années 90. Dans son établissement bourgeois d’une banlieue chic, la seconde guerre mondiale était au programme de 1ère et arrivait à la fin de l’année scolaire. Début juin, la guerre avait été étudiée sous toutes les coutures. Les élèves connaissaient les batailles, les enjeux politiques, les dissensions de la résistance etc. Une corde manquait à leur arc de connaissances :  celle de la collaboration. Ce jeune lycéen a levé la main et s’est étonné du fait que l’on n’ait pas abordé ce point durant le cours. Il s’est également questionné sur l’oubli de la rafle du Vel d’hiv. La professeure, pourtant reconnue et vantée dans toute la banlieue chic comme une “immense enseignante” même si un brin tyrannique, a ricané. “Medioni, cela ne m’étonne pas que cela soit vous qui posiez la question…” a-t-elle d’abord répondu dans l’hilarité d’une partie des élèves. Avant de préciser : “nous ferons cela en terminale lors du bilan de la guerre”.

Le jeune lycéen a pris sur lui. Timide, il n’a pas osé répliquer. Mais il avait noté que cela devait se faire en Terminale. La Terminale est venue et le bilan de la guerre inaugurait, comme prévu, l’année d’Histoire. La même professeure officiait alors. Trois semaines d’enseignement du bilan humain, économique et politique de la 2nde guerre mondiale. Là encore, rien. Rien sur la collaboration française. Rien sur la rafle du Vel d’Hiv diligentée et pensée par la France. Très peu sur le génocide massif des juifs et l’industrialisation de la mort par la machine de guerre nazie. Le jeune lycéen pensa alors se lever et redire à nouveau son étonnement. Il n’en fit rien. Collabo d’une professeure tyrannique… Quelques jours plus tard cependant, un article dans le journal du lycée relatant cette information. Son titre : “A Condorcet, La France n’a pas collaboré”. Évidemment, le sang de la professeure n’a fait qu’un tour, le lycéen en question fut convoqué chez le Proviseur qui lui “ordonna de ne plus écrire d’articles sur le contenu des cours dans le journal” avant de tarir les ressources allouées au fanzine lycéen et tança la professeure en lui enjoignant de parler de cela lors de son prochain cours. Ce qu’elle fit. Façon service minimum. Trente minutes, douche comprise. “De toute façon vous ne serez pas interrogés là-dessus au bac”. Fermez le ban.

Ainsi donc, les élèves de cette enseignante qui ont une quarantaine d’années aujourd’hui, n’entendirent parler de la collaboration, et de la Shoah seulement trente minutes durant leur passage au lycée. Une histoire qui pourrait être anecdotique. Peut-être fait-elle sens cette semaine où nous nous sommes souvenus, du 7 juin 1942, qui fut la date à laquelle le port de l’étoile jaune fut rendu obligatoire pour tous les juifs de France. Peut-être fait-elle encore plus sens à la lecture du livre indispensable de l’historien Laurent Joly qui vient lui aussi de paraître et qui résonne comme la vengeance de tous les lycéens contre ces professeurs qui éludèrent le sujet et contre les imbéciles qui continuent de penser que cela n’est pas arrivé. Intitulé sobrement “La Rafle du Vel d’hiv”, l’ouvrage est une enquête, une somme, une plongée dans les méandres de la rafle du Vel d’hiv et de sa planification minutieuse par l’administration et la police française.

Ce livre est un chef d’œuvre rassemblant plusieurs années de dépouillement d’archives. Résultat : Joly fait vivre la rafle heure par heure, à hauteur des hommes qui l’on ordonnée et exécutée. L’engrenage qui conduit une requête allemande à devenir un crime français est magistralement documenté. Joly va encore plus loin puisqu’il démontre qu’au fond la rafle du Vel d’Hiv fut le point de départ d’une série colossale de rafles, moins importantes en nombre, mais tout aussi terrifiantes qui eurent lieu jusqu’en 1944. Il narre aussi la traque de ceux qui échappèrent au 16 et 17 juillet 1942 mais vécurent dans la clandestinité et l’incertitude jusqu’à  leur arrestation ou, pour les plus chanceux, jusqu’à la Libération. 
Au-delà du travail sur la mécanique collaborationniste qui ne fait de doute que dans l’esprit des nauséabonds de ce pays dont ils sont la honte, Joly brosse aussi un portrait magistral de la vie des juifs sous l’occupation. De la peur, de l’incertitude, de la hantise de perdre ce qui est le plus cher.

Un passé plein d’à-présent puisque le hasard de la vie a fait qu’en refermant le livre de Joly, quelques heures après, le jeune lycéen devenu adulte se mit à lire l’article, lui aussi indispensable, de Doan Bui sur l’enfance sacrifiée en Ukraine paru dans l’Obs cette semaine. (Il est ici, il est crucial de le lire). La journaliste a enquêté sur les massacres d’enfants qui ont court en ce moment en Ukraine. A Boutcha notamment. On parle de deux enfants minimum assassinés de sang froid, chaque jour, à 2300 kms de Paris. “Pourquoi tuer nos enfants ? — Parce que lorsqu’ils grandiront, ils se vengeront et viendront nous tuer”, a répondu un des soldats russes”, lit-on dans le magistral papier de Doan Bui. Du journalisme qui trace l’Histoire.

Comme à chaque instant des moments charnières de l’Histoire d’ailleurs.  Comme le fit, Georges Orwell dans son “Hommage à la Catalogne” qui relate son travail de journaliste, mais aussi de militant lors de la Guerre d’Espagne. “L’un des traits les plus abominable de la guerre, c’est que toute la propagande de guerre, les hurlements et les mensonges et la haine, tout cela est invariablement l’œuvre de gens qui ne se battent pas”, note-t-il notamment, comme s’il parlait des idiots utiles de la propagande russe actuelle.

Il y eut aussi, évidemment, Ernest Hemingway qui tira de cette guerre d’Espagne dont les similitudes avec la guerre d’Ukraine sont chaque jour un peu plus flagrantes son magnifique “Pour qui sonne le glas”, titre hommage à John Doone qui écrivait : “Nul homme n’est une île, un tout en soi. Chaque homme est partie du continent, partie du large. Si une parcelle de terre est emportée par les flots, c’est une perte égale à celle d’un promontoire. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi.”  
Décidément, le passé est plein d’à présent. Tant que la mémoire sera vive, l’oubli ne vaincra pas et elle nous aidera à vivre au présent.

Bon dimanche,

L’édito paraît le dimanche dans l’Ernestine, notre lettre inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit) et le lundi sur le site (abonnez-vous pour soutenir notre démarche)
 
Tous nos éditos sont là.

Laisser un commentaire