L’un restaure des classiques américains du roman noir autrefois maltraités, l’autre traduit des best-sellers d’une langue qui prend dix ans à être maîtrisée, la troisième explore les idiomes minoritaires du continent européen… Philippe Lemaire a rencontré trois éditeurs français de romans policiers qui ont placé la traduction au centre de leur projet.
- Entrez, répondit une voix de femme.
J’obéis. Le bureau assez petit, ne manquait pas d’atmosphère, malgré ses meubles métalliques. Une seule personne l’occupait, une jeune femme en tailleur bleu et chapeau orné d’un oiseau qui, penchée sur un manuscrit, leva la tête en m’entendant tousser.
C’est par cette description que s’ouvrait le chapitre 12 de « A chacun sa mort », de Ross MacDonald, dans ses diverses éditions de poche en français parues entre 1954 et 1998. Rien à voir avec le même passage du livre tel que les éditions Gallmeister l’ont réédité en 2013.
- Entrez, dit une voix plaisante, c’est ouvert.
J’entrai dans une pièce lumineuse et aérienne, puis fermai la porte derrière moi. Le mur du fond était constitué d’une gigantesque fenêtre de studio. Une jeune femme se tenait assise, dos à la lumière, derrière un bureau en acajou blanchi. Elle était aussi nette et précise que les jonquilles joliment arrangées dans le vase blanc carré à côté de son coude. Elle était pimpante et étincelante en tailleur bleu marine et canotier bleu, trop étincelante et trop pimpante. Elle avait l’air d’être composée d’alliage inoxydable de caoutchouc et teintures synthétiques, animée par un moteur plaqué chrome cliquetant sous son buste de porcelaine. Elle portait un gardénia à la boutonnière. Elle leva les yeux du tapuscrit qu’elle corrigeait au crayon et surprit mon regard posé sur son canotier.
Grâce à cette traduction restaurée, on a enfin compris pourquoi l’auteur américano-canadien de romans noirs, décédé en 1983 à l’âge de 67 ans, a souvent été comparé aux maîtres du genre Raymond Chandler et Dashiell Hammett, pourquoi aussi Haruki Murakami, Paul Auster ou James Ellroy lui ont exprimé leur admiration. Et pourquoi Oliver Gallmeister a décidé, il y a pile dix ans, de ressortir les enquêtes du détective Lew Archer en confiant à Jacques Mailhos le soin de rendre l’éclat et les subtilités de la version originale.
“Nous sommes des artisans et la qualité de la traduction est quelque chose que l’on doit à l’auteur et au lecteur.”
Jusque-là, des années durant, différents éditeurs français avaient gommé ce qui donnait à ces 18 classiques du roman noir leur saveur unique – psychologie, humour, figures de style – et n’avaient conservé que le squelette du récit. Approche paresseuse pour un genre alors vu comme mineur et pour des lecteurs supposés faciles à contenter. « Nous sommes des artisans et la qualité de la traduction est quelque chose que l’on doit à l’auteur et au lecteur, se justifie aujourd’hui l’éditeur français de Ross MacDonald. Si elle est bonne, elle ne se voit pas mais si elle est mauvaise, elle vous fait prendre un livre en détestation ».
La série Lew Archer inaugurée en avril 2012 en est à son onzième volet avec « Le frisson ». Dans ce titre écrit en 1963, sorti début mars, le privé californien exerce son légendaire sens de l’observation sur la fuite inexpliquée d’une jeune femme qui semble attirer les cadavres. L’auteur y a encore affuté son sens de la métaphore et du sous-entendu, et Jacques Mailhos continue de se régaler. « Quand j’ai traduit mon premier Ross MacDonald, « Cible mouvante », nous confie-t-il au téléphone, j’ai été frappé par la précision de l’écriture, cette manière de faire sentir l’œil acéré, désabusé et quand même très humain du détective qui explore les hautes sphères de la côte ouest. Le piège à éviter était de tirer le texte vers un argot pseudo policier, comme la Série noire l’a beaucoup fait. « He shot him in the chest » ne devient pas forcément « Il lui colla un pruneau dans le buffet ». Prendre le texte au sérieux et lui rendre justice, c’est s’attacher à la phrase telle qu’elle est. »

Olivier Gallmeister, éditions Gallmeister. © Jean-Luc Bertini
Pour l’éditeur, constituer un couple auteur-traducteur tel que celui-là est la solution idéale. « Jacques a le don de se couler dans les chaussures de MacDonald, de parler avec sa voix, d’être le plus fidèle à ce qu’il a écrit. Il vit une véritable histoire d’amour avec cet auteur », insiste Oliver Gallmeister. Sans être rigide, le processus de travail est bien balisé. La phase de traduction brute prend environ deux mois. Jacques Mailhos aime s’y plonger directement, parce qu’une lecture préalable du livre lui ferait perdre du temps, et parce qu’il veut découvrir le suspense comme le lecteur final. Les réviseurs(ses) ont ensuite une à deux semaines pour comparer ligne à ligne sa VF à la VO, traquer d’éventuels oublis ou contresens, veiller au bon rythme de l’ensemble.

Jacques Mailhos © Marianne Harrington
« Il y a certainement eu des passages de Ross MacDonald qui m’ont donné du fil à retordre, des moments plus ou moins fluides, admet le traducteur, dans ce cas-là je fais une pause-café et puis je m’y remets. Le risque serait peut-être de ne pas repérer une référence culturelle hyper-précise à la Californie des années 50 ou 60 mais aujourd’hui, avec internet, on peut tout vérifier… » Pour le reste, la clarté et la concision du styliste californien – il y voit « une forme de politesse envers le lecteur » – lui rendent la tâche plus simple qu’avec, par exemple, un James Crumley (« Les serpents de la frontière », « Le canard siffleur mexicain »), qu’il juge « tout aussi jouissif mais parfois un peu foutraque, avec des phrases longues et limite bancales ».
Coller à l’original et tenir les délais, un contrat limpide. « Pas d’interprétation d’un texte et pas de néologismes, résume Oliver Gallmeister, et s’il y a une phrase d’une page ou des répétitions, on doit les retrouver dans la VF. » Le traducteur a le bagage nécessaire, méthode, recul et passion. Il a choisi ce métier après une dizaine d’années à enseigner l’anglais à l’université de La Rochelle, s’est fait les dents sur des ouvrages de sociologie et des guides touristiques, apprécie ses horaires de père au foyer et traduit de 4 à 6 livres par an. Il varie les plaisirs grâce aux auteurs maison de « nature writing » qui l’ont initié à la pêche à la mouche et à la traque des grizzlis. Et quand vient un nouveau MacDonald, il l’accueille comme sa « friandise de l’année ».
Pour Frank Sylvain, à la tête d’Atelier Akatombo, c’est chaque nouveau livre à traduire qui est une douceur. Après avoir vécu et travaillé au Japon, il s’est lancé dans une nouvelle carrière en créant cette maison d’édition dédiée aux auteurs nippons, qu’il dirige avec sa femme Dominique, ex-journaliste devenue romancière. Un projet mûrement réfléchi, le temps d’un long apprentissage de la langue. Polar, SF, manga, érotique… les auteurs que publie le couple affichent au Japon des ventes à six chiffres. « On ne lit que de bons livres », résume l’éditeur-traducteur. On doit à ce duo d’explorateurs littéraires la découverte d’une dizaine d’écrivain(e)s japonais réputés parmi lesquels Yuko Yuzuki (« Le loup d’Hiroshima, 2018), Arimasa Osawa (« Le requin de Shinjuku », 2020) ou Tetsuya Honda (« Cruel est le ciel », 2018).
“Traduire, c’est raconter la même histoire dans une langue qui n’a absolument rien à voir.”
Pour chacun, ils pratiquent une double traduction : « Une première du Japonais vers un français approximatif, une deuxième de ce Français approximatif vers un français plus littéraire. C’est comme cela que travaillait René de Cecatty dans les années 1980 », explique Frank Sylvain, en référence au traducteur français de Natsume Sôseki, auteur-phare de la littérature japonaise moderne et incarnation de la langue telle qu’on la pratique aujourd’hui. « Si le lecteur ressent un décalage, il vient du fait qu’un flic enlève ses chaussures en entrant dans une maison et qu’il boit du saké dans les bars. Sinon, il s’attend à lire un roman policier en bon français, pas une traduction littérale des formules de politesse propres au japonais. Or, il n’y a entre nos deux langues aucune correspondance de grammaire, de vocabulaire, de structure des phrases. Traduire, c’est raconter la même histoire dans une langue qui n’a absolument rien à voir. »
Après la première version assurée le plus souvent par Frank, Dominique Sylvain repasse donc sur le texte traduit pour lui apporter une touche plus écrite. Compter quatre mois de travail en tout pour rapprocher ces deux mondes et deux expressions que tout oppose. « La société japonaise est une société de relation, hiérarchisée, verticale et la langue rend compte de la position qu’on y occupe. Cette hiérarchie est exprimée par celui qui est inférieur. Comme avec le suffixe -san ou le titre sensei (celui qui a vécu avant, qui a l’expérience) : l’apprenti exprime sa déférence à celui qui lui a transmis le savoir », explique ainsi Frank Sylvain.
Il faut autre chose qu’un simple lexique pour affronter les particularités de cette langue où la façon de dire « je » exprime l’éducation, l’origine, le genre… En publiant Seicho Matsumoto (« Le point zéro », 2020), l’équipe d’Atelier Akatombo s’est même aventurée dans le temps jusqu’aux 50’s et 60’s, se frottant au vocabulaire policier de l’époque, différent de celui des années 1980 ou 2000. « Heureusement, il existe des dictionnaires pour tout », se félicite Frank Sylvain, qui s’immerge régulièrement dans le local de 50m2, à Saint-Malo, où il a entassé sur « des centaines de mètres linéaires » des ouvrages en japonais portant sur tous les sujets imaginables.
Ces lectures ajoutées aux quinze années vécues dans l’archipel aident à appréhender le contexte des histoires criminelles qu’il choisit de faire découvrir au lecteur francophone. A connaître ce monde de la nuit qui a fleuri à Tokyo ou Osaka jusqu’à la crise financière, avec des dizaines de bars et de love-hotels empilés sur les premiers étages des immeubles. A savoir qu’un policier japonais doit ruser pour gagner de l’argent de poche, plus ou moins légalement, parce que les revenus de son foyer sont gérés par sa femme. Et à comprendre que ce pouvoir matriarcal reste assorti de nombreux tabous pour les femmes, comme vivre seule ou faire carrière dans un métier supposé masculin.
La société bouge, cependant, et le polar japonais en est le reflet. « « Le requin de Shinjuku » (Osawa NDLR) a été le premier roman noir au Japon à mettre en scène une femme qui ne soit pas simplement une potiche : la petite amie du policier est chanteuse, elle a sa vie, son indépendance », souligne Frank Sylvain. Depuis, Tetsuya Honda a osé créer la première femme-flic du polar japonais moderne, la lieutenante Reiko Himekawa, avec les pièges qu’impose au duo de traducteurs un « je » féminin, différent du « je » masculin. La féminisation se poursuit aussi côté auteurs : Atelier Akatombo publie en juin « Eugenia », de Riku Onda, une scénariste reconnue et plusieurs fois primée.
Ce n’est pas la littérature policière d’un seul pays mais de tout un continent qu’explore depuis Bordeaux Nadège Agullo. La maison d’édition qui porte son nom a ajouté fin mars un 51e titre à son catalogue, « Château de cartes », du Portugais Miguel Szymanski. Ce journaliste économique y signe une chronique douce-amère de la criminalisation rampante – ordinaire ou en col blanc – qui s’insinue de Lisbonne à l’Algarve. Pour respecter en français son style fluide et sa fine causticité, elle a encouragé le traducteur Daniel Matias à fonctionner en équipe avec lui, à échanger. Une approche qu’elle pratique avec tous les auteurs qu’elle révèle, issus de langues européennes minoritaires.
Agullo, c’est un catalogue de 25 romanciers de 16 pays différents, associés à presque autant de traducteurs. Autour de son auteur-phare le Français Frédéric Paulin (la trilogie Benlazar, « La Nuit tombée sur nos âmes »), l’éditrice s’est donnée pour mission – sur la lancée de Mirobole éditions, qu’elle a co-fondé – de mieux faire connaître le polar polonais, croate, russe ou bosnien. « En ce moment, on cherche des auteurs géorgiens. La Géorgie souhaiterait être invitée d’honneur au Salon du Livre, comme elle l’a été à la Foire de Francfort, c’est un pays extraordinaire, une langue méconnue, avec un alphabet différent du nôtre, mais il n’y a pas de traducteurs. C’est le problème des langues rares, on n’a par exemple que deux traducteurs du letton en France… »
Il n’est pas rare de partager un traducteur avec un autre éditeur, à condition que les plannings s’accordent.
Pour « recruter », il faut saisir les opportunités ou tomber sur un duo déjà créé. Le romancier italien Valerio Varesi est venu vers Nadège Agullo par le biais de sa traductrice Florence Rigollet, qu’elle a bien entendu fait travailler. Et quand l’éditrice bordelaise a approché Juriça Pavicic par le biais du Centre du livre croate, il était déjà attaché à un traducteur français pour ses nouvelles. Il n’est pas rare non plus de partager un traducteur avec un autre éditeur, à condition que les plannings s’accordent. Pas question de compromettre une date de parution par un retard quand on sort sept à dix titre seulement par an.
« Certains grands traducteurs ont un planning sur deux ou trois ans. Nous, notre programme est calé jusqu’à 2023 mais nous n’avons pas la trésorerie pour aller au-delà. On paie un traducteur un tiers à la signature, un tiers à la remise du texte et un tiers à l’acceptation. Il existe une grille de tarifs et il faut payer au minimum 21 € par feuillet (1500 signes) pour obtenir l’aide du Centre national du Livre. Pour les langues rares, on peut aller jusqu’à 26 ou 27 €. C’est le poste le plus important du budget pour un livre étranger quand le tirage reste modeste (sinon, les frais d’impression sont supérieurs NDLR). Il a atteint 12 000 € pour le Slovaque et on en a vendu 2100 exemplaires. »

Nadège Agullo, éditions Agullo.
Valoriser ainsi des langues rares a valu à Agullo un précieux coup de pouce financier de l’Union européenne. « C’est un dossier complexe, une aide difficile à obtenir mais on était le candidat idéal. Cela nous a conforté dans notre choix. C’est un travail de longue haleine que d’explorer ces nouveaux territoires littéraires. On a du mal à exister face à de grands auteurs américains très formatés, nos auteurs n’ont pas la même formation, leurs textes manquent parfois de structure, ils sont foisonnants, explosifs, pas toujours cadrés, cela peut désarçonner le lecteur. Et puis un roman venu d’Italie ou d’Espagne fera tout de suite 500 lecteurs de plus… »
Qu’importe, pour sa sixième année d’existence, Agullo persiste. Après avoir révélé le sombre univers criminel de Wojciech Chmielarz, elle remettra la Pologne à son menu de septembre avec un polar historique et féministe situé à Cracovie, co-écrit sous pseudonyme par un couple masculin. Bonne pioche : l’un d’eux, romancier, avait déjà une traductrice. En septembre aussi, portée par le beau succès de « L’eau rouge », coup de cœur estival d’Ernest (et 12 000 exemplaires vendus), elle publiera un deuxième titre de Jurica Pavicic, « La femme du deuxième étage », histoire d’une cohabitation familiale qui tourne à la tragédie. Cette fois, le traducteur Olivier Lannuzel est allé rencontrer l’auteur et scénariste croate chez lui, à Split. On ne change pas une méthode ni une équipe qui gagnent…