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Enki Bilal : «La nuance ne doit pas disparaître de ce monde  »

BILAL Enki @HannahAssouline2019

En écho à l’exposition « Aux frontières de l’humain », qui explore nos limites et interroge l’avenir de notre espèce, et à l’occasion de la sortie du troisième tome de sa série Bug, le Musée de l’Homme donne carte blanche à Enki Bilal.  À l’heure où gronde le bruit des bombes en Ukraine, Ernest est allé à la rencontre de l‘artiste, passé maître dans l’art de la prospective, qui a fait de l’humain et de sa survie le fil rouge de son œuvre.

Capture D’écran 2022 03 17 à 12.23.51L’Homme est un drôle de zèbre qui n’en finit pas de fasciner Enki Bilal. Rien d’étonnant donc, qu’une tête naturalisée de l’équidé accueille les visiteurs de l’exposition qui lui est consacrée place du Trocadéro, à Paris. L’animal totem de Bilal, qui trône en temps normal dans son atelier, fait figure d’exception au milieu des dessins, tableaux et reproductions choisies par l’artiste pour laisser parler sa créativité, son imagination et son univers dystopique. Qu’il soit augmenté par des prothèses et des implants technologiques, hybridé avec l’animal et la machine ou sur-connecté, l’humain reste toujours au centre de l’univers de l’auteur de Bug.

Depuis près d’un demi-siècle, Enki Bilal ne cesse d’explorer les frontières, matérielles ou métaphoriques, temporelles ou spatiales, celles qu’il faut franchir pour découvrir un ailleurs, celles qui intriguent, celles qui effraient, celles qui attirent. Celui qui apparait comme un prophète de la science-fiction tant ses récits d’anticipation sont troublants de vérité, construit une œuvre qui a, comme nulle autre, creusé, interrogé, refaçonné́ l’histoire humaine contemporaine. Et qui n’a pas fini de le faire, tant cet homme est passionné par ce qu’il voit, inspiré par ce qu’il ressent.

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La mission du musée où vous êtes exposé est de s’interroger sur l’évolution de l’Homme et des sociétés. Or votre œuvre s’est depuis toujours nourrie de cette interrogation. Au point que l’exposition « Aux frontières de l’humain » semble conçue pour vous. Quel regard l’artiste que vous êtes porte-il aujourd’hui sur l’humanité ?

 Enki Bilal :  Elle se trouve une nouvelle fois au bord du précipice, comme elle l’a souvent été. Ce que nous vivons actuellement n’est qu’un épisode de plus de sa tragique histoire et il ne tient qu’à nous de ne pas nous laisser déséquilibrer vers le vide. Même si la grande force de l’humanité réside dans sa capacité à se relever de tout. Aujourd’hui on pourrait dire à se « reaseter ». Le problème est que la menace se fait de plus en plus pressante parce que l’on joue avec des éléments extrêmement dangereux que l’on a fabriqués nous-mêmes, comme la menace nucléaire, ou que l’on a provoqué, comme le dérèglement climatique. Nous vivons dans un climat de fin du monde. Notre extinction est inéluctable et, personnellement je l’ai intégré depuis longtemps.  J’espère juste ne pas y assister de mon vivant.

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Vous utilisez d’ailleurs le terme de « Planétologie » pour parler de la Terre comme d’un personnage mortel. À travers vos récits, les personnages évoluent sans cesse dans un univers fragile, incertain, fragmenté…

Enki Bilal : Tout à fait. C’est un mot fort, global. On voit tout de suite de quoi on parle. Le monde entier est un être vivant, mais il s’écroule sous les actes irresponsables de l’Homme. La planétologie, c’est la prise de conscience que nous avons besoin de la Terre, mais elle pas de nous.

Cette analyse, vous l’avez développée l’an dernier dans un livre d’entretiens avec Adrien Rivière, L’homme est un accident. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette formule ?

Enki Bilal : La conviction que l’Homme est assurément l’accident le plus tragique qui ne soit jamais arrivé à notre planète. J’aime beaucoup la citation du philosophe Emil Cioran : « l’Homme est un animal qui a trahi ». J’y adhère totalement. L’humain s’est toujours considéré comme supérieur aux autres êtres vivants, il a voulu dépasser sa condition de mammifère grâce à la science et à l’innovation jusqu’à devenir un être exceptionnel, un homme « augmenté ». La rupture numérique est, à ce titre, la plus grande révolution qu’il ait entreprit à ce jour. Mais contrairement à ce que certains imaginent, le vivant n’est pas une équation.

“Avec Poutine, on est aux frontières de l’inhumain.”

Capture D’écran 2022 03 14 à 13.58.48Le troisième tome de Bug sort au moment où le monde est plongé dans la guerre avec le conflit russo-ukrainien. Un affrontement qui fait de nouveau peser la menace nucléaire. Est-ce un scénario que vous aviez imaginé ?

 Enki Bilal : Non, franchement pas. C’est d’ailleurs ça qui est décourageant. Poutine a d’un coup mis le monde en surtension alors qu’on pensait être débarrassé de ce type de dictateurs ou de fous. Il est sidérant de penser que la dérive mentale d’un seul homme peut produire autant d’absurdités et de souffrances au nom de lubies d’un autre âge. J’en veux d’ailleurs beaucoup à l‘Occident d’avoir à ce point manqué de psychologie pour comprendre qui était Poutine.

Un type qui s’accroche au pouvoir depuis plus de vingt ans au point de modifier la constitution, c’est alarmant. Les dirigeants européens et américains ont manqué de discernement et ont pêché par orgueil après la chute du mur de Berlin : on ne méprise pas un adversaire au sol. Le vaincu a accumulé énormément de rancœur et, quand il est malade dans sa tête, ça donne ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Avec Poutine, on est aux frontières de l’inhumain.

Cette crise pourrait-elle être une source d’inspiration pour un futur récit ?

Enki Bilal : J’ai déjà exploré dans mes précédents albums de nombreux sujets politiques, géopolitiques ou de destins dictatoriaux. Cette crise porte en elle des thèmes récurrents chez moi, et dans Bug le futur que j’ai imaginé en 2041 fait déjà écho au réel d’aujourd’hui.

Capture D’écran 2022 03 17 à 12.43.55Il est vrai que l’on trouve dans Bug 3 des résonnances troublantes avec la crise actuelle : le personnage principal, Kameron Obb, fait face à une nouvelle tsarine de Russie qui entend exploiter ses exceptionnelles facultés pour dominer le monde ; la première page de l’album s’ouvre sur un homme qui se fait tatouer sur ses deux profils les visages d’Hitler et de Staline, en référence au nouveau mouvement social révolutionnaire qu’il est censé incarner : Staller.

Enki Bilal : Ce n’est pas la première fois que mes anticipations se confondent avec la réalité. Mais je ne fais que jouer avec ce que nous sommes et ce que le monde me donne à voir.

Êtes-vous pessimiste pour l’avenir ?

 Enki Bilal : Un pessimiste, c’est un optimiste qui a compris, disons donc que je suis lucide. Mais l’homme et l’artiste se mélangent, partagent les mêmes idées, les mêmes interrogations, les mêmes inquiétudes et la même dérision, qui est une constante dans mes récits. Je considère qu’il est essentiel d’apporter de la légèreté dans la vie, surtout dans les moments difficiles. Je ne suis pas de ceux qui, comme certains philosophes, portent le poids du monde sur leurs épaules et le crient haut et fort. Moi, je chemine avec lui. Je le traite, le maltraite et l’expose à ma manière, nuancée.  La nuance a disparu de ce monde, et je me bats pour qu’elle existe.

“La mémoire vive est certes fascinante, mais c’est la mémoire vivante de notre cerveau qui est la plus importante.”

Croyez-vous au pouvoir de la lecture, à celui des mots, dans un monde où l’image emporte tout ?

 Enki Bilal : J’ai un grand respect pour le mot. J’ai toujours eu conscience que les mots ont nourri mon style graphique. Cela vient du fait que j’ai appris le français à l’âge de dix ans et que j’ai accroché immédiatement. La richesse de la langue française autorise toutes les audaces. Malheureusement le verbe et la lecture sont des pratiques qui se perdent peu à peu, victimes de l’accélération vertigineuse dans laquelle nous plonge le numérique. C’est dramatique car le numérique à vocation à tout raccourcir, il ampute les mots de leur sens et surtout altère notre mémoire. La mémoire vive est certes fascinante, mais c’est la mémoire vivante de notre cerveau qui est la plus importante. Avec Bug, je veux faire prendre conscience que les datas sont volatiles et peuvent disparaître du jour au lendemain, tandis que la mémoire et la parole, elles, restent.

Dans votre œuvre vous jouez d’ailleurs volontiers avec les mots en inventant des tas de néologismes. L’exposition nous permet de découvrir le sens de termes tels qu’« Hybrimutantech », « Technohumanimal »,  « Artifigence »…

 Enki Bilal : Oui, parce que j’aime la langue française et le jeu qu’elle permet quand on la manipule. Le mot est quelque chose de vital dans mon expression d’artiste. Mes récits ne déroulent pas qu’une action en temps réel. Je procède beaucoup par ellipses. Dans un récit comme celui de Bug, qui est très lourd, il faut gérer à la fois l’impact global planétaire, l’impact psychologique sur les personnages, des données d’ordre scientifiques… Sans l’écrit, sans la littérature, on ne peut pas y arriver.

Page Bug

Bug va être adapté pour la télévision, en partenariat avec France Télévisions. Pourquoi avoir franchi le pas du format série ?

 Enki Bilal : Je ne l’avais pas anticipé. Mais lorsque j’ai terminé le premier tome j’ai fait part à mon agent François Samuelson de mon étonnement qu’un tel bug généralisé n’ai jamais été le sujet d’une série tellement cela me paraissait évident. Très peu de temps après, Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, s’est elle-même manifestée en me confiant avoir été bluffée par le scénario. J’ai donc demandé à mon ami Dan Franck de co-écrire cette adaptation avec moi. Le résultat est une série de 6×52 minutes qui, je l’espère aboutira bientôt. Il s’agit d’une coproduction européenne, cela prend donc un peu de temps.

L’univers des séries a-t-il influencé votre façon de construire le récit de Bug ?

 Enki Bilal : Oui, consciemment ou inconsciemment d’ailleurs, même si l’écriture BD est assez éloignée de celle des séries. La temporalité y est différente, la psychologie des personnages et leurs relations aussi. Mais il y a quelques points communs, comme ce que l’on appelle le « cliffhanger », qui consiste à terminer l’album ou l’épisode par une fin ouverte, au moment où le suspense est à son comble. J’ai également voulu l’éditer sous un un format plus compact que celui que je privilégie d’habitude. Enfin, Bug est construit sur cinq albums, et j’en connais déjà la fin. Mais j’ai pris tellement de plaisir à faire le tome 3 que je pourrais sans difficultés aller jusqu’à sept.

BUG T3 1

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Crédit photo de une : Hannah Assouline

Enki Bilal, “Bug, Livre 3”, Casterman

Illustrations : Bug 3 p 5-7-15; toile “Neovintagehistoricallgirl”

Exposition “Aux frontières de l’humain”, Musée de l’Homme, du 16 mars au 13 juin 2022.

 

 

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