Rockstar de la science-fiction française, Alain Damasio publie cette semaine son troisième roman, Les Furtifs. Une aventure littéraire éprouvante qui l’a mené à interroger la langue et à repenser le rôle de la littérature. Rencontre avec l’écrivain derrière le penseur politique pour qui la SF est devenue mainstream et offre des clés de compréhension du monde.
Photos Patrice Normand
Quinze ans après la parution du best-seller de l’imaginaire La Horde du contrevent (La Volte, 2004), Alain Damasio publie ce jeudi 18 avril Les Furtifs (La Volte, 2019), fruit de plus de dix ans de travail. Thriller éthologique, ce roman dense et exigeant — 700 pages — repose sur la disparition mystérieuse de Tishka, une petite fille de cinq ans et raconte l’élan vital de son père pour l’arracher aux Furtifs. Créatures à la fois minérales, végétales et animales, les Furtifs vivent dans l’angle mort du regard. Experts en anticipation et pacifistes, ils cohabitent dans le plus grand secret avec les Hommes et se fossilisent dès qu’on les aperçoit.
Habité par la thématique de la servitude volontaire, l’écrivain lyonnais, marseillais d’adoption, propose un monde dystopique lacéré par l’ultralibéralisme, où les villes sont rachetées par des multinationales et où chaque mouvement du citoyen est traqué, répertorié et évalué par les autorités. Prolongement d’une réflexion politique engagée dans la Zone du dehors (écrit à 22 ans, mais publié en 1999), la société moléculaire que dissèque Alain Damasio est un personnage central de son œuvre. Mais l’âme des Furtifs se love dans la délicatesse et l’ingéniosité de ses créatures imaginaires, invisibles et bavardes, traduction fantasmée du génie du vivant. A 49 ans, l’auteur sémillant signe un hymne à la vitalité. Son roman métabolise la critique sociale de la Zone et la poésie de la Horde pour mettre la créativité littéraire au service de l’action politique. Au mythe moderne de l’homme machine, Alain Damasio oppose celui d’une hybridation possible avec l’organique, du biopunk qui ouvre une nouvelle voie.
“Décrire c’est faire écran à l’imaginaire”
Vous avez une approche très macroscopique de la politique et de la critique sociale, pourtant vous avez choisi le roman, le chantre de l’intériorité, pour la mettre en mots. N’y voyez-vous pas une forme de tension ?
C’est très juste. J’ai une dimension fondamentalement émotionnelle, je suis quelqu’un de très chaleureux et l’archétype même du papa gâteau. Mais en même temps, j’ai un côté très intello. J’adore la philosophie, les concepts, comprendre la façon dont le système fonctionne et le restituer. Ces deux aspects presque schizo se stratifient et s’articulent dans mes romans. Dans Les Furtifs, la disparition de la petite Tishka représente cette strate émotionnelle, la quête de son père est motrice, viscérale, mais il fallait l’articuler à des enjeux politiques qui sont pour moi aussi extrêmement importants : la critique de l’ultralibéralisme, la création d’utopies zadistes… Je n’ai pas la prétention d’être philosophe ou celle d’écrire un essai, mais je décris dans ce roman ce qu’est pour moi le vivant et ce vers quoi l’homme devrait tendre. C’est un livre politique qui porte ma vision du monde.
La matière, l’énergie et le son ont une place centrale dans votre roman. En échappant au regard de l’homme, les Furtifs font aussi la part belle aux autres sens parfois secondaires dans l’écriture…
Le thème du livre, c’est la destitution de l’optique. Je tenais à montrer que l’on peut restituer le monde par le kinesthésique (perception des déplacements des différentes parties du corps) et le son, en faisant l’impasse sur le visuel. Il faut attendre la toute fin du livre pour voir mon personnage principal, Tishka. Or, décrire son lien avec ses parents sans pouvoir recourir à la vision, c’était un vrai défi. Mais le romancier est aussi influencé par son époque. Lorsque Victor Hugo écrit Notre-Dame de Paris, la photographie n’existe pas, il est évident qu’on attendait qu’il décrive la cathédrale. Pour un écrivain du XIXème siècle, la qualité des descriptions visuelles était fondamentale parce que les gens ne pouvaient pas voir. Nous vivons aujourd’hui dans un monde saturé d’images, donc on doit être très économe en matière de description. Dans une ville comme Paris, on subit chaque jour 3000 impacts publicitaires, dont 2500 doivent être des visages et une grande majorité des figures de femmes. Donc ce n’est pas la peine de s’attarder sur le visage et la beauté d’une fille, il suffit de deux ou trois touches pour faire monter une gamme d’images dans l’esprit du lecteur. Décrire c’est faire écran à l’imaginaire. Au contraire, il faut susciter, suggérer. Quand on écrit, on cherche à toucher le point d’évocation maximale, on ne veut pas épuiser les gens avec une description exhaustive. C’est pour ça que je suis très sibyllin.
Vous écrivez avec vos oreilles, vous mettez la musicalité des mots au service d’idées et d’émotions…
Oui, mais j’écris avant tout avec la trachée. On garde de l’enfance le réflexe de subarticuler (réflexe d’articulation qui s’active lorsqu’on lit, la sensation fantôme de la prononciation, NDLR) quand on lit. On ne prononce évidemment pas les mots, mais la mémoire physique de l’articulation demeure. Pour moi, la puissance physique des mots est liée au mode d’articulation. On sent derrière un mot comme fleuve, flux, flamme, flot, le système d’écoulement lié à la fricative du « f » et au fait que le « l » est une liquide et qu’elle s’écoule des deux côtés de la langue. Ces sensations physiques de la prononciation sont encore plus primitives, plus fortes que la musicalité des mots lorsqu’on les vocalise.
“C’est passionnant de revenir à la physique et à la couleur du langage”
Un jour, j’ai repris la phonétique à zéro et ça a été un moment clé dans mon évolution littéraire. J’ai lu un bouquin de quatre mille pages qui est devenu ma bible, le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Maurier. Ce Belge totalement inconnu a écrit le meilleur livre de poétique jamais réalisé. Il reprend la prononciation de chacune des 18 consonnes de la langue française qu’il décortique et pour lesquelles il définit 36 modes d’expressivité. Il explique le fonctionnement du « p » : la colonne d’air qui part des poumons remonte jusqu’à la glotte (ce petit muscle en triangle) qui se ferme, ce qui bloque la masse d’air. Et en s’ouvrant tout à coup, la pression liée à la masse d’air qui s’échappe crée une légère explosion. C’est pour ça qu’on appelle ces consonnes (« p », « t », « k ») des plosives. Or cette explosion peut être sourde ou sonore. Pour les « b », « d » et « g », on sent qu’il y a une très légère ouverture de la glotte, qui donne au son un caractère amorti qui lui confère une sensualité, un côté plus charnel, plus rebondissant qu’on entend dans des termes comme gambader… Comme Kandinsky avec son Traité sur la couleur, j’ai tout repris en évaluant la valeur d’expressivité propre au langage. C’est passionnant de revenir à la physique et la couleur du langage. A partir de l’expressivité physique, on va vers le mental ou la dimension morale. On ne véhicule plus du sens mais des sensations.
Au sein de chaque chapitre, vous alternez les narrateurs. Pour aider le lecteur à suivre ce récit polyphonique, vous avez symbolisé typographiquement chacun de vos 6 personnages de point de vue. Quelle intention avez-vous mise derrière ce travail du signe ?
Il y avait deux enjeux, un premier de caractérisation typographique pur et un autre narratif. Quand je démarre un roman, je fais des fiches personnages très approfondies dans lesquelles j’indique l’apparence physique, les traumatismes d’enfance, l’histoire familiale… Pour ce bouquin, j’ai ajouté un bloc stylistique dans lequel j’ai défini précisément la syntaxe de chacun : nerveuse, courte, hachée, proustienne avec des périodes ondulantes… Le registre : familier, argotique, jeune, littéraire XIXème ou XXème siècle. Et les dominantes pour chaque personnage en termes de consonnes et de voyelles : sombres ou claires. Mais à ça, s’est ajouté une couche typographique [chaque personnage est associé à une sélection de glyphes, des variations ou altérations de certaines lettres, ndlr]. Pour Sahar, on a décidé d’enlever le point sur le « j » et la petite barre du « f », pour traduire l’absence de sa fille. Lorca, lui, est saturé de Tishka qui est symbolisée par ce point. La typologie a un rôle narratif, une utilité dans le récit, ce n’est plus juste une dimension esthétique ou caractérisante.
Votre style et votre réflexion s’appuient souvent sur un rythme en trois temps. Faut-il y voir une réminiscence de vos enseignements à l’ESSEC, du sacro-saint « thèse, antithèse, synthèse » ?
J’espère que non ! Mais je dois avoir des schémas mentaux qui me poussent au ternaire. C’est aussi une dimension de la fuite. J’en parlais avec Baptiste Morizot, un philosophe du vivant qui m’a beaucoup aidé sur le livre, il pense qu’on est dominé par ce qu’il appelle la hiérarchie binaire, le fait de toujours opposer le bien et le mal dans un enjeu. Or pour lui, ce sont souvent les deux faces d’une même médaille. D’un côté on conçoit la nature comme un espace sanctuarisé, vierge, que l’on doit protéger, et de l’autre comme une ressource à piller avec un extractivisme ignoble. Or ces deux oppositions très fortes entre l’écologie radicale et le capitalisme extractiviste ont le même défaut conceptuel, elles considèrent le vivant comme un bloc dont on ne fait pas partie. La voie intéressante se situe ailleurs, dans un troisième terme. C’est ce que dit Gilles Deleuze, quand face à deux machines manichéennes, binaires, il utilise le terme « plutôt » pour échapper à la confrontation des « ni, ni ». C’est une pensée qui m’a influencé. Souvent mes phrases vont balancer d’un côté et de l’autre et puis trouver la ligne de fuite dans un troisième terme.
“Je suis incapable de lire dix pages de Michel Houellebecq, il y a une telle complaisance sur la médiocrité de l’être humain”
Vous avez une vision très engagée de la littérature. Quel doit être le rôle de l’écrivain aujourd’hui ?
Je suis rentré en littérature pour des motifs politiques. Je crois que je suis bloqué dans les années 1970, comme Sartre et Camus. Ces auteurs ne concevaient pas d’écrire de la littérature si ce n’était pas pour porter des valeurs très fortes et des enjeux politiques. Compte tenu de sa place et de son rayonnement médiatique, l’artiste d’aujourd’hui ne fait pas son travail. Il a une responsabilité forte vis à vis de ce qu’il dit et de ce qu’il porte dans ses livres. Je trouve les auteurs de notre époque très autocentrés et très peu préoccupés par les enjeux sociétaux et politiques. Très peu de gens se revendiquent aujourd’hui de livres à message. C’est plutôt considéré comme vulgaire. Moi, j’assume. Je suis incapable d’écrire aujourd’hui un livre qui ne porte pas des valeurs philosophiques ou politiques fortes. C’est pour cela que j’ai finalement peu de livres en moi, peut-être cinq ou six mais pas beaucoup plus. Je pourrais sortir un livre tous les ans, mais ça ne m’intéresse pas. Quand j’écris, je me demande toujours ce que cela va apporter aux gens. Le lecteur qui se tape les 700 pages, avec quoi ressort-il d’un point de vue perceptif, émotionnel et conceptuel ? Avec quelle idée, quelle vision du monde et surtout avec quelle énergie ? Jean-François Lyotard disait : « L’art doit être un transformateur d’énergie ». En refermant le livre, l’énergie du lecteur doit avoir été transformée, et si possible rendue plus forte et intense. Il doit repartir avec une envie de vivre, une gouache, une pêche et un peu plus de puissance qu’en ouvrant la première page. Je demande à une œuvre qu’elle me fasse me sentir plus grand, plus vaste, mon volume intérieur doit se dilater. C’est pour cela que j’adore la philosophie, elle ouvre des champs.
Ce rôle de transformateur d’énergie est fondamental. Je ne supporte pas les œuvres qui produisent l’effet inverse. Je suis incapable de lire dix pages de Michel Houellebecq, il y a une telle complaisance sur la médiocrité de l’être humain, c’est d’une tristesse et d’une pauvreté absolue. J’ai sans doute une approche éthique de la question, c’est mon côté spinoziste, mais je trouve ça grave que la littérature serve à ça. Pour Spinoza : « La joie, c’est le sentiment que ta puissance intérieure augmente. » Il explique que les pouvoirs politiques ont pour vocation de nous attrister pour diminuer notre puissance d’agir et s’assurer notre soumission. Cette corrélation entre la production de tristesse et l’exercice du pouvoir, c’est un coup de génie. S’il y a une direction décisive dans mes livres, c’est que je veux que les gens sortent avec une forme de joie et le sentiment que leur puissance d’agir a augmenté. La littérature est une machine à susciter le désir. Dans les Furtifs, je voulais faire écho à ce fameux mot de Foucault de 1975 : « Il faut rendre à nouveau la révolution désirable ». Il faut redonner l’envie de se battre, de transformer ce monde.
“La technologie accroît notre pouvoir mais réduit notre puissance. C’est le boulot des écrivains de SF de le penser. “
Pourquoi avoir choisi la science-fiction pour exposer votre pensée politique ?
Parce que c’est l’espace littéraire qui jouit de la plus grande liberté. On a souvent l’impression que la science-fiction se résume à la robotique ou à la hard-science, mais c’est un genre incroyablement vaste. Plus encore que la littérature blanche. Il n’y a aucune limite, aucune contrainte. Donc quand on veut mettre en récit des sociétés, des rapports politiques, et bien la SF permet tout. C’est le genre le plus ouvert. On est aujourd’hui à l’acmé de la société technologique. Or, la science-fiction est chargée de montrer comment la technologie réinvente ce que l’homme peut être et comment les paradigmes technologiques réinventent le rapport qu’on a au monde, aux autres et à soi-même. On mène une existence hautement technologique, donc la science-fiction est de fait totalement centrale dans l’analyse du présent. Qui d’autre peut analyser ce que les réseaux ont produit depuis 20 ans ? Qui peut montrer ce que vivre en permanence avec un smartphone dans la main peut produire ? Qui peut en décortiquer l’impact sociologique, psychologique, philosophique sur nos modes de vie ? La littérature blanche ? Non, je suis désolé… La technologie accroît notre pouvoir mais réduit notre puissance. C’est le boulot des écrivains de SF de le penser. On est dans l’âge d’or absolu de la science-fiction. En France, les gens vous regardent en tendant le nez, mais en réalité, on est devenu mainstream, la SF est un genre central et les séries télé l’ont bien compris, tout comme les blockbusters hollywoodiens.
En ce sens, l’auteur de science-fiction a-t-il un rôle social à jouer ?
Si tu ne le penses pas, c’est vraiment que tu fais la politique de l’autruche. Un auteur de science-fiction aujourd’hui qui dit : « Non je n’ai pas une responsabilité politique ou sociologique dans ce que j’écris », il n’a pas compris ce qu’est la science-fiction ou il n’en fait pas. L’auteur de SF a toujours eu un rôle d’alerte, d’anticipation. Mais cette mission est moins importante, pour moi, que celle de proposer des alternatives. On doit présenter d’autres mondes, d’autres visions, d’autres pratiques. Montrer comment échapper à la dystopie ultralibérale ou transhumaniste qui arrive. Il faut qu’on arrête de faire juste de la dystopie, de jouer sur la peur des gens, sur les affects apocalyptiques. Le post-apocalyptique a été fait quinze mille fois, il est temps d’essayer de faire mieux. Les milieux politiques et militants en ont besoin, ils se battent, ils ont le nez contre les réformes, peu ont une capacité créative, donc on doit leur proposer des alternatives.