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Il reste toujours les mots…

Glen Carrie OHoBIbDj7lo Unsplash

C’est l’histoire de Primo et de Pikolo. Ils sont en enfer. Non pas dans l’enfer au sens religieux, mais dans un enfer créé par des hommes pour d’autres hommes. Et c’est alors que Primo, pour ne pas devenir fou, pour se rappeler que la connaissance est ce qui fait de nous des humains jusqu’au bout, se met à réciter à Pikolo des vers appris par cœur de la Divine Comédie de Dante. Des vers issus du chant XXVI de la Divine Comédie.
Primo, donc, écrit et raconte qu’à l’un de ses compagnons d’Auschwitz, Jean Samuel alias Pikolo, il se mit à expliquer, à réciter et à magnifier le livre de Dante : “Qui est Dante ? Qu’est-ce que la Divine Comédie ? Quelle étrange sensation de nouveauté on éprouve à tenter d’expliquer brièvement ce qu’est la Divine Comédie. La structure de l’Enfer, le “contra passo”, Virgil représente la raison, Béatrice la théologie. Jean est tout ouïe. J’y suis. Attention Pikolo ouvre grand tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes. “Considerate la vostra semenza : fatti non foste a viver come bruti ma per seguir virtute e conoscenza (Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes mais pour suivre vertu et connaissance). Et ce fut comme si moi-aussi j’entendais ces paroles pour la première fois. Comme une sonnerie de trompette. Comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant j’ai oublié qui je suis, et où je suis. Pikolo me prit de répéter. Il est bon Pikolo, il a compris qu’il était en train de me faire du bien. A moins qu’il n’y ait autre chose. Peut-être a-t-il reçu le message, a-t-il senti que ces paroles le concernent. Qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent et nous en particulier. Qu’elles nous concernent nous deux qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules.” 

Ce passage de “Si c’est un homme” de Primo Levi nous rappelle plusieurs choses en ce 23 janvier, situé entre le 20 janvier, date à laquelle les nazis ont décidé à Wansee en 1942 la mise en place de la solution finale et le 27 janvier (1945), date de la libération d’Auschwitz où justement Primo Levi vécut ces heures sombres qu’il raconte dans le livre.
Il nous rappelle, d’abord, que la connaissance et la vertu sont les deux choses qui nous restent quand tout s’effondre. Si c’est notre petit monde individuel avec la perte d’un être cher ou la fin d’un amour qui tombe, alors nous nous tournons vers les livres. Pour panser les plaies. De même, si c’est notre grand monde collectif qui se vautre dans les passions les plus tristes et les plus abjectes. Alors la vertu et la connaissance deviennent plus que jamais des boussoles.

Ce passage nous rappelle aussi combien la lecture est comme une forme de nourriture, bien plus roborative que ce que nous pourrions réellement manger.

Il souligne combien les lectures qui nous habitent ou qui surgissent à des moments charnières de la vie sont des outils pour avancer vers la beauté et la joie. Même quand une forme d’enfer ou l’enfer lui-même nous gagnent.

D’ailleurs, tout au long de la Divine Comédie Dante interpelle le lecteur et fait de lui un acteur. Pour qu’il tire les leçons du cheminement de l’Enfer au Paradis dans lequel il nous invite. Pas étonnant donc, peut-être, que Primo Levi s’en soit souvenu. Etonnament, ce passage résonne aussi avec le récent livre qui vient de paraître où l’on se demande qui a trahi Anne Frank conduisant la presse en mal de clics à faire des titres à sensations sur le “cold case” Anne Frank. Rappelons-nous, simplement, que ce sont les nazis qui ont tué Anne Frank. Personne d’autre.

Rappelons-nous aussi que comme Primo Levi, Anne Frank, enfermée, s’est réfugiée dans les mots, dans l’écriture, et dans la lecture. Pour vivre, justement.

Rappelons-nous enfin que dans le même chant de la Divine Comédie, juste après la phrase citée par Primo Levi, il est écrit : “Je rendis, par ce bref discours mes compagnons si ardents à poursuivre la route qu’ensuite j’aurais eu peine à les retenir ; et tournant notre poupe vers l’Orient, des rames nous fîmes des ailes pour ce vol fou.”
 La connaissance et la vertu qui deviennent des ailes. Quel meilleur message dans ces instants de confusion intellectuelle ?

Au commencement était le verbe… Au final, il y a les mots.

Bon dimanche,

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