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Quand Kundera rencontre Daft Punk

Explosiondaft Punk

“L’indiscrétion est devenue une vertu. On dévalorise complètement l’intimité. Qu’est-ce que la vie d’un être humain quand il n’a plus de vie privée”, s’interrogeait sur le plateau d’Apostrophes Milan Kundera en 1984. A ce moment-là, l’auteur vient de publier “L’insoutenable légèreté de l’être”. Alors qu’il était un auteur en vogue, avec ce livre, il devient une star. Tous les médias veulent l’interroger et lui parler. Tous les journalistes du monde cherchent à savoir si ce qu’il raconte de son rapport aux femmes et au monde dans le livre est tiré de sa vie.

Même Pivot l’interroge en ce jour de janvier 1984 sur le type de regard qu’il aime recevoir. Kundera est gêné. Il répond à côté en reprenant quasiment mot pour mot un passage de son livre. “Nous avons tous besoin que quelqu’un nous regarde. On pourrait nous ranger en quatre catégories selon le type de regard sous lequel nous voulons vivre. La première cherche le regard d’un nombre infini d’yeux anonymes, autrement dit le regard du public. […] Dans la deuxième catégorie, il y a ceux qui ne peuvent vivre sans le regard d’une multitude d’yeux familiers. Ce sont les inlassables organisateurs de cocktails et de dîners. Ils sont plus heureux que les gens de la première catégorie qui, lorsqu’ils perdent le public, s’imaginent que les lumières se sont éteintes dans la salle de leur vie. C’est ce qui leur arrive presque tous, un jour ou l’autre. Les gens de la deuxième catégorie, par contre, parviennent toujours à se procurer quelque regard. […] Vient ensuite la troisième catégorie, la catégorie de ceux qui ont besoin d’être sous les yeux de l’être aimé. Leur condition est tout aussi dangereuse que celle des gens du premier groupe. Que les yeux de l’être aimé se ferment, la salle sera plongée dans l’obscurité. […] Enfin, il y a la quatrième catégorie, la plus rare, ceux qui vivent sous les regards imaginaires d’êtres absents. Ce sont les rêveurs.” Malgré les relances de Pivot, il ne parvient pas à répondre à la question.
Quelques mois plus tard, il décide de ne plus jamais accorder d’entretiens aux médias. Il affirme qu’il aurait aimé “écrire tous ses livres sous pseudonyme et rester invisible“. Il faut toujours écouter le message des grands artistes. Au fond dès 1984 Milan Kundera, avec cette approche qui va à contre-courant du m’as-tu-vu des années 80, s’inspire de Salinger et invente les Daft Punk, Banksy, Invader, et tous ces artistes qui décideront de rester “cachés” pour vivre heureux et surtout pour que seul leur art – et non leurs trajectoires de vies – soit jugé.

Cette semaine, les Daft Punk ont donc mis fin à leur aventure musicale et casquée. Alors qu’ils sont l’un des groupes d’électro les plus connus du monde, nous ne connaissons pas le visage des deux artistes Thomas Bangalter, et Guy-Manuel de Homem-Christo. Tout comme nous ne connaissons pas le visage de Banksy, ou de d’Invader. Tout comme Kundera ne nous parle plus ou tout comme le cinéaste Alain Resnais n’acceptait pas les interviews.

Alors évidemment, nous pourrions nous gausser de ce qui pourrait apparaître comme un snobisme. Nous pourrions railler cette forme d’egotrip tellement immense de se croire si important que l’on se cache pour ne pas être vus. Mais il est aussi possible d’analyser ces attitudes différemment et d’en tirer un enseignement. “I don’t know why people are so keen to put details of their private life in public. They forget that invisibility is a superpower”, s’amusait le streetartist Banksy dans un pied de nez à notre société du selfie, du like et de la vie instagrammable.

Au fond, dans des démarches différentes Salinger, Stanley Kubrick qui détestait les photos et les entretiens, Kundera, Banksy, Invader, ou encore les Daft Punk nous envoient un message. Celui d’une interrogation sur les limites du privé et de l’intime. Celui d’une interrogation sur notre servitude volontaire à exposer nos propres vies. Qu’en sera-t-il des générations futures qui grandissent avec la caméra à la main, avec l’image pour canal principal de communication, avec des frontières floues de ce qui relève de l’intime, de l’extime ou du public ?

Plus globalement, à l’heure où n’importe qui espère devenir influent en s’agitant sur les réseaux, en prenant des selfies et en donnant son avis sur tout en étant spécialiste de rien, la démarche – rare – de ces artistes et l’influence qu’ils en tirent devrait interpeller. Peut-être qu’elle devrait aussi nous inciter à la fermer un peu pour réfléchir. A interroger aussi notre rapport à ce si séduisant mais si futile quart d’heure de célébrité qu’Andy Warhol avait prédit pour son futur, c’est-à-dire notre présent. Se questionner là-dessus pourrait – peut-être – nous aider à ne pas atteindre l’épilogue de notre humanité.

Bon dimanche plein de discrétion,

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