Cette semaine, Frédéric Potier notre spécialiste essais s’est plongé dans un très bon ouvrage de sociologie politique qui revient avec acuité et intelligence sur l’affaire du voile à Creil en 1989. Affaire qui est à l’origine de tous nos questionnements actuels sur la laïcité. Une lecture essentielle pour comprendre pourquoi on a tenté de mettre un voile sur la laïcité à la française.
La Fondation Jean Jaurès et les éditions de l’aube ont eu l’excellente idée de publier un petit ouvrage consacré à l’affaire dite « des foulards de Creil » en 1989. Piloté par l’historien Ismaïl Ferhat, cette série de courts chapitres revient sur un épisode a priori anodin (trois jeunes adolescentes refusant d’ôter leur voile avant d’entrer dans leur collège de l’Oise) mais qui a constitué un révélateur puissant des fractures internes à la société française et à ses instances politiques ou associatives. Dans sa contribution Ismaïl Ferhat nous donne à lire une passionnante plongée dans les arcanes de décision de l’époque : luttes d’influence entre l’Elysée, Matignon et le Ministère de l’éducation nationale ; guerres de courant au sein même d’un Parti Socialiste préparant l’après-Mitterrand ; vifs débats entre intellectuels pourtant tous progressistes et attachés à la Laïcité. C’est une sociologie fine de la prise de décision que permettent les auteurs de cet ouvrage grâce à des archives administratives et politiques rares voire inédites. C’est la preuve que la Recherche universitaire a les capacités, quand elle le veut bien, de se replonger dans toute la complexité d’une mise en œuvre décisionnelle sans œillère idéologique.
Cette année 1989, année de célébration du bicentenaire de la Révolution, est aussi celle de la chute du mur de Berlin mais aussi de la fatwa de Khomeiny sur Salman Rushdie. C’est aussi le début de la structuration d’un nouveau paysage politique et intellectuel post marxiste où les thématiques de l’identité, de l’immigration, de la Laïcité prennent désormais une place d’importance dans le débat public. Le Parti Socialiste, alors au pouvoir, se trouve fragmenté entre une aile modérée et pragmatique (incarnée par Lionel Jospin et Michel Rocard) qui cherche à privilégier le dialogue au niveau local avec les familles et une mouvance plus « stricte » autour notamment de Jean Poperen et Jean-Pierre Chevènement qui refuse l’irruption de signes religieux à l’école. On y découvre des surprises comme la féministe Yvette Roudy plaidant pour le retour de la blouse « en vue d’établir une stricte égalité, passage obligé pour parvenir à la neutralité », l’intervention diplomatique du Roi du Maroc auprès des familles ou les déclarations du grand Rabbin Joseph Sitruk demandant à ce que les élèves juifs puissent porter la kippa à l’école publique… On mesure l’ampleur du malaise qui a pris la société française en proie à des interrogations philosophiques (qu’est-ce que la tolérance ?) qui ne seront qu’en partie clôturées par un avis du Conseil d’Etat et une circulaire de Lionel Jospin. De cet épisode datent également les velléités des ministres de l’intérieur successifs (Pierre Joxe en étant le premier) d’organiser un organe représentatif des Français musulmans… Chantier ô combien itératif…
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si le magazine Marianne contient cette semaine une interview du proviseur du collège Gabriel –Havez de l’époque, celui par qui « le scandale arrive ». A 74 ans, Ernest Chénière ne cache pas son désarroi face aux intégristes identitaires mais semble heureux et fier d’avoir tenu bon. Quant aux trois jeunes collégiennes, l’ouvrage ne dit pas ce qu’elles sont devenues… Trente ans après, le sujet semble stabilisé sur la base d’un équilibre qui figure dans une loi de 2004 initiée par Laurent Fabius. Son article 1er est limpide : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ». Tout est dit, et nul n’est censé ignoré la loi.
« Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil 1989 » , éditions de l’aube