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Farenheit 2019 : le livre battu par l’image

Ernest Mag Fahrenheit

Des tas de livres et de moins en moins de lecteurs. Farenheit 2019 en somme. Pas besoin de brûler les livres pour détourner les lecteurs, il faut leur donner tout un tas d'autres activités chronophages. Fredéric Pennel raconte...

Ces dernières semaines deux enquêtes étonnantes sur les pratiques de lecture des Français. L'une de fin novembre explique que que de moins en moins de livres sont vendus. "Les ventes de livres au détail ont encore dévissé de 6% en septembre, affichant leur troisième mois consécutif de baisse, après des reculs de 6,5% en juillet et de 2,5% en août", l'autre habilement publiée la veille de Livre Paris sur les habitudes de lecture des Français indique qu'ils lisent plus qu'auparavant. Comprenne qui pourra. Quadrature du cercle. Et la prédiction de Philip Roth en 2001 qui semble se réaliser peut-être "Dans deux décennies, le nombre de lecteurs capables de prendre du plaisir à lire avec discernement des œuvres littéraires sera égal au nombre de ceux qui lisent aujourd'hui de la poésie écrite en latin". Un monde avec des tas de livres mais sans beaucoup de lecteurs. Paul Vacca avait déjà mis en garde dans son essai salutaire et génial. Notre journaliste Frédéric Pennel s'est projeté dans ce monde où l'image a gagné. Un conte effrayant que l'on peut encore changer...

"Il était une fois un objet qui disposait d’une place sacrée. Cet objet respecté existait en des millions et des millions de versions différentes : le livre. Je ne vous parle même pas du vieux manuscrit enluminé avec tant de soins grâce au travail bénédictin des copistes. Je vous parle du simple livre, imprimé à une cadence industrielle à l'aide de machines.

Thomas KelleyUnsplashEn ce temps-là, le livre restait auréolé d’une aura singulière, alors qu’il était un des objets les plus communs qui soient. C'est bien simple : tout le monde en possédait au moins un, souvent plusieurs et jusqu’à des milliers pour les plus vénérables bibliophiles. Une légende racontait même qu’un célèbre couturier aux lunettes noires possédait 300 000 livres. On raconte que les plus envoûtés tournaient méticuleusement les pages en y déposant leur salive en coin, tel un geste kabbalistique. Cet engouement restait d’autant plus mystérieux que l’objet en lui-même n’avait aucune valeur intrinsèque. Il se composait simplement d’une couverture en carton qui protégeait les pages de papier reliées entre elles. Sur ces pages étaient dessinées des caractères d'encre. Personne  n'aurait songé à le voler : à la revente, il avait valeur de pacotille. Mais alors, comment expliquer que les lecteurs les exposaient avec fierté dans leur séjour ? Qu’ils les conservaient souvent toute leur vie, alors même qu’ils n’allaient probablement pas les relire ? C’est qu’une règle non écrite édictait qu'un livre ne se jetait pas. Si d'aventure une personne était amenée à se séparer d'un livre, par manque de place par exemple, elle les distribuait à ses proches. Au pire, elle le déposait sur une marche de sa cage d’escalier, sur le chemin d’un voisin dont il ferait le bonheur.

En réalité, le livre tirait sa puissance des bienfaits qu’on lui prêtait. Les lecteurs avaient le sentiment de s’élever au fil de ses pages tournées. Ils accédaient au savoir infini et récoltaient sa substantifique moelle comme un supplément d’âme. Ils repoussaient toujours plus loin les limites de leur imaginaire. Ils y découvraient des mots nouveaux, ramassés comme des pièces d’or. Quand ils dévoraient des livres, les lecteurs s’augmentaient d’autant. Et avec plaisir.