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P.Lançon : “La lecture est une prière laïque”

Ernest Lancon Femina CreditDM

Son livre, Le Lambeau, est l’un des plus grands chocs littéraires de ces dernières années. Nous avions envie de vous faire rencontrer Philippe Lançon. Pour parler non pas du Lambeau, mais de la façon dont les livres lui parlent. Installez-vous confortablement, prenez un carnet, et découvrez ce portrait de Philippe Lançon en lecteur.

Renversante, époustouflante et inoubliable. Trois mots qui conviennent pour parler de la sensation de lecture laissée par le “Lambeau” de Philippe Lançon magistral récit de résilience, Prix Fémina et prix spécial du Renaudot en 2018. Œuvre puissante dans laquelle il raconte avec un souffle littéraire la scène de tuerie à Charlie hebdo, puis son combat à l’hôpital pour se reconstruire physiquement et mentalement. Philippe Lançon  y raconte aussi combien, avant chaque opération, il lit et relit Proust, comment la lecture de Kafka est devenue une sorte de prière. Pour ce survivant de la tragédie de Charlie Hebdo, la reconstruction n’allait pas sans les livres.

Ernest Lancon Femina CreditDM

Photo prise le 5 novembre 2018 par David Medioni, jour de remise du prix Femina

C’est ici au Philippe Lançon lecteur, que nous nous sommes adressés, pour comprendre quel est son rapport à la littérature, pour qu’il nous distille un peu de ses coups de cœurs et nous raconte sa manière d’aborder les livres. Lançon est critique littéraire pour Libération, avant de le voir, la crainte est qu’il cite nombre d’auteurs inconnus, que sa connaissance des livres, considérable pourrait même paraître écrasante. Mais il n’en est rien : quand il en parle, il nous emmène avec lui dans son expérience intérieure de lecteur. Le livre, objet transcendantal presque sacré à ses yeux, est aussi à portée d’humain. Les livres sont des amis, qu’il s’autorise même à ignorer pendant un moment. Il entre et sort dans les livres au gré de ses envies.

Pour le rencontrer, direction Nantes où il s’est retiré quelques jours pour se mettre à l’abri du bruit de Paris. Il apparaît. Difficile de ne pas regarder son visage, de remarquer une cicatrice encore là – presque rien, on imagine, par rapport à la défiguration de départ. On ne peut s’empêcher aussi de repenser à la description qu’il fait de la souffrance et des multiples opérations dans le Lambeau. Dans une récente chronique dans Charlie, il explique que l’infection est revenue, et, quatre ans après la tuerie, il doit encore subir une énième opération. L’interviewer, faire sortir des mots de cette bouche meurtrie le fait-il souffrir physiquement ? Question inédite s’il en est. Il assure que non. L’échange dure deux heures, dans un salon de thé style art nouveau qu’il a choisi du centre de Nantes, non loin de la librairie Coiffart dans laquelle il est bientôt invité pour une conférence. « Houellebecq est d’un côté de la devanture et moi de l’autre », sourit-t-il.

Comment raconter une vie de livres ? A plusieurs reprises, il souligne que son goût est changeant selon la période de sa vie. Cet entretien sur ce sujet éminemment subjectif qu’est la lecture, c’est aussi l’expérience d’un moment. La même interview quelques années ou quelques semaines avant aurait pu être tout autre. Les digressions différentes. Nous sommes d’ailleurs interrompus en début d’interview par une lectrice – enseignante à l’université – qui « a reconnu sa voix », et tient à lui dire toute son admiration. « Tout ce que vous dites est puissant » dit-elle. Elle n’a pas encore lu le Lambeau, elle s’en excuse.  « Pas d’inquiétude, les livres sont patients » répond Lançon. Patient, ce mot polysémique qu’il connaît si bien…Rencontre.

Comment qualifieriez-vous votre relation aux livres ?

Naturelle. Ils sont dans ma vie comme des amis, parfois je les vois cinq minutes, parfois deux heures, parfois je dîne avec eux, parfois je ne vais pas les voir pendant deux mois ou deux ans. Je peux picorer, les laisser tomber parce qu’ils ne m’intéressent pas, ou parce que j’ai autre chose à faire. Là, à Nantes, je suis venu avec quelques livres, certains à lire pour Libé, comme « Les Forçats » de Bruno Gibert, qui raconte son amitié avec Edouard Levé. C’est une traversée de l’art contemporain de la fin des années 90, mais aussi et peut-être surtout un livre qui raconte avec élégance et précision ce que signifie être jeune, le livre restitue cet élan, cette faim de liberté et d’expérimenter. Edouard Levé est un écrivain que j’aime beaucoup. J’ai écrit sur ses livres, en particulier « Autoportrait ». C’est un livre expérimental, une série de phrases affirmatives, sans lien entre elles, où il exprime ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, ses attitudes et ses habitudes, sous forme d’observations à la Perec sans aucun commentaire.

Ernest Mag Pleiade BeauvoirLe résultat est unique et non-reproductible. Levé s’est suicidé en 2007, selon un dispositif :  la mort est une expérience de plus, qui a fait partie de la construction, et peut-être du désespoir, de sa vie. Je suis venu aussi à Nantes avec des livres comme « Mémoires d’une jeune fille rangée » – Figurez-vous que je ne l’avais jamais lu -, de Simone de Beauvoir, et je relis la suite « La force de l’âge ». Pourquoi cette lecture de Beauvoir ? Je pense que les mouvements féministes actuels m’ont incité à le faire, mais aussi, plus prosaïquement, la publication de ses œuvres autobiographiques dans la Pléiade. Enfin, souvent, la lecture d’un livre me donne envie d’en lire un autre. Par exemple, hier soir j’ai commencé à lire un auteur argentin, Rodrigo Fresan. A un moment, il évoque « La transparence des choses » de Nabokov, que je n’ai pas lu. Je suis passé en librairie en me disant : un ami de plus, peut-être. Ou peut-être pas.  Ma vie avec les livres est comme ça.

 

 “Le romancier est le seul à accéder à une dimension intérieure du mal”

Et votre bibliothèque ? Vous avez raconté dans une chronique de Charlie le difficile déménagement des livres.

C’était douloureux ! J’avais plusieurs milliers de livres, la sédimentation de trente ans de lecture. Il fallait que je me débarrasse de beaucoup d’entre eux, car ils envahissent tout. J’ai d’abord fait un premier choix, sans critère particulier, à l’instinct. Il faut faire vite et sauvagement, comme on amputerait sur un champ de bataille. Tous les jours, pendant un mois, je me débarrassais d’une ou deux valises de livres. C’est bien d’avoir un regard extérieur. C’était celui de ma femme, qui me demandait : « Tu es sûr que ça tu veux le garder ? » Ces livres, c’était une partie de moi et tout d’un coup son regard me disait non, celui-ci n’est pas une partie de toi. Déménager sa bibliothèque permet aussi de découvrir des livres qui attendaient leur heure. Ernest Mag StonerCar les livres ont deux qualités importantes : ils sont silencieux et ils sont patients. Patients, pour les raisons que vous imaginez, c’est un mot et une condition que j’aime bien. Être patient et être un patient, dans un monde qui n’est pas très patient.

Ainsi, « Stoner », de John Williams. Il était dans ma bibliothèque et je ne l’avais jamais lu. J’ai failli m’en séparer et au dernier moment, je l’ai retenu. Ce qui m’a retenu, je crois, c’est le fait qu’il ait été traduit par Anna Gavalda : je me suis demandé pourquoi elle avait voulu le traduire. C’est un roman américain, l’histoire d’un fils de paysan pauvre qui va devenir prof de littérature alors qu’il a grandi dans un monde où il n’y avait aucun livre. C’est admirable. Laconique sur le silence, la solitude, l’incapacité à saisir pourquoi une passion muette vous guide. Il provoque une émotion profonde.

Vous êtes critique littéraire. Comment garder un regard neuf sur les livres ?

J’ai gardé ce côté amateur, je crois, une spontanéité dans la lecture. Le métier de critique est un métier de compromis, entre l’expérience intérieure de la lecture et la nécessité de rendre cette expérience lisible et accessible, le tout tamisé par la personnalité du critique. Ce compromis correspond à l’exercice du métier de journalisme.  Notre métier est d’ailleurs attaqué, je crois, aussi pour cette raison. Nous sommes dans une période très peu disposée au compromis. Beaucoup de gens veulent que les lignes soient claires, les bons contre les méchants, les puissants contre les dominés, « le peuple » contre « les médias ». Or, le journaliste est celui qui, dans l’idéal en tout cas, circule dans tous ces milieux, qui fait jouer des miroirs entre ces milieux, qui montre que la vie est plus complexe que l’idéologie. Mais pour cela il faut qu’il ait du temps, qu’il soit maître de sa prose, et qu’il ait un public sensible aux nuances.

Dans un monde qui ne veut pas de compromis, il n’est pas étonnant que cette presse ait peu de place. Quant aux réseaux sociaux, les gens m’y semblent énormément guidés par la publicité, la méchanceté, la mauvaise foi et le militantisme le plus obtus. Ça me donne envie de tout éteindre et d’aller ailleurs, et c’est ce que je fais. On dirait « Les Animaux malades de la Peste » : « Tous n’en mouraient pas mais tous en étaient frappés ». Ils sont comme atteints par un virus. Je vois des gens intelligents devenir complètement stupides par leurs tweets, ne semblant pas comprendre que ces tweets alimentent ce qu’ils prétendent dénoncer. Moi, j’ai tweeté il y a quelques années, mais je ne tweete plus. Au début ça m’a amusé, puis j’ai réalisé que ce que j’écrivais était stupide. Je me suis dit : tes opinions, tes petites phrases, on s’en fout. Si tu as des choses à écrire, écris des articles ou rentre en toi-même, prends du temps et écris un livre.

“Le journaliste dans l’idéal est celui qui montre que la vie est plus complexe que l’idéologie”

C’est le temps et la longueur qui permettent la qualité ?

Dans l’idéal, tous les temps devraient se chevaucher. Il devrait y avoir le temps des tweets, le temps de l’article, le temps du livre. Mais il se trouve que le temps le plus bref, le temps immédiat, semble détruire les autres temps, il les contamine.

Remontons le temps justement, quels sont vos premiers souvenirs de livres ?

Ernest Mag Cendrars Lancon

Le premier livre acheté par Lançon avec son argent de poche

J’ai commencé par la Comtesse de Ségur, des livres de la Bibliothèque verte, une collection qui s’appelait « Mille soleils » que mes parents achetaient. Des livres comme Moby Dick, « Les Cavaliers », « Fortune carrée » de Joseph Kessel, « L’Ile aux Trésor » de Stevenson,  l’île de Robert Merle. Vers 15,16 ans, j’ai été marqué par « Voyage au bout de la nuit » de Céline et par les poésies de Blaise Cendrars.  Je crois bien que ses recueils « Du monde entier », « Au cœur du monde » sont les premiers livres que j’ai achetés. Ce sont des lectures qui m’ont accompagné longtemps. D’où une sensation étrange, bien des années plus tard, quand, en tant que critique, j’ai écrit sur lui. J’ai eu quasiment le sentiment de profaner un territoire d’enfance, en l’arpentant dans une position et avec des outils insuffisants, celle et ceux du critique. Le fait que l’on s’adresse à des gens qui n’ont pas lu le livre fait qu’il est impossible de restituer une expérience intérieure, qui plus est dans un espace donné et un temps limité. C’était donc bien une sorte de profanation, car ces livres faisaient entièrement partie de mon territoire intime.

 

D’autres périodes de vie associées à telle ou telle lecture ?

J’ai eu une grande période de Balzac à l’adolescence, entre 16 et 20 ans. C’est comme un big-bang qui étend l’univers du lecteur. Cela correspondait à ce que je vivais comme tout adolescent, de manière désordonnée, Balzac accompagnait cette énergie et cette expansion. Je pouvais lire 4 ou 5 heures de Balzac par jour, n’importe où, dans les métros, les bus, les trains. Entre 14 et 30 ans, à part le cinéma, mon seul passe-temps était de lire. Je viens d’un monde où il n’y avait pas d’écran, pas d’ordinateur, très peu de télé. C’est aussi comme ça que se développe le goût de la lecture.

Les écrans seraient donc plus forts que la littérature ?

Je ne sais pas. On verra ce que l’avenir nous réserve. Je pense qu’il y aura toujours de grands écrivains qui seront pris dans leur temps, et qui trouveront des formes qui seront adaptées. Ils sauront faire entrer dans le temps du livre les temps qui semblent faits pour le détruire. Certains le font déjà. Mais comment installer un récit, avec son inévitable fluidité, dans un monde où tout conspire à dissoudre cette fluidité ? Je n’en sais rien. Ce qui est très possible, c’est que dans cinquante ans, les écrivains vendent très peu de livres. Un peu comme au XVIIe siècle, où ceux qui écrivaient le faisaient pour très peu de monde, car à l’époque peu de gens savaient lire et écrire. A l’époque, c’étaient essentiellement des aristocrates. Peut-être va-t-on vers un monde où écrire sera exclusivement la manifestation d’une passion profonde destinée à très peu de lecteurs, détachée de tout commerce.

“Balzac c’est comme un big-bang qui étend l’univers du lecteur”

Est-ce qu’il y a un déterminisme social face à la lecture ? La littérature est-elle élitiste ?

Oui bien sûr, mais je rêve d’un monde où la lecture ne serait pas élitiste. C’est naturellement une question d’éducation et de conditions de vie. J’ai écouté il y a quelques jours une enquête sur France culture, datant de 1979. On interrogeait les ouvriers d’une usine Renault sur ce qu’ils lisaient, sur leurs rapports aux livres. Sur 11 000 ouvriers, 10% étaient inscrits à la bibliothèque de l’usine. L’un d’eux parlait très bien de Maupassant. Certains expliquaient, avec bon sens, une évidence : quand on a passé huit heures sur la chaîne, on est trop fatigué pour lire ; mais d’autres disaient que malgré ça ils s’accrochaient, lisaient, parce que la lecture était une passion et, plus que tout, un acte qui les rendait libres. J’ai eu la chance d’avoir une vie qui m’a donné l’éducation puis laissé le temps et l’énergie pour lire. Je vois bien qu’aujourd’hui, la lecture est de nouveau et plus que jamais le marqueur d’une élite. C’est triste,  car c’est le plaisir le moins coûteux qui soit, et celui qui, comme le disait cet ouvrier de chez Renault, libère le plus l’individu. Mais, effectivement, lire exige un effort, du temps, et l’exigera toujours.

C’est un effort de lire ? Même pour vous ?

Après l’attentat, c’était en effet difficile. A l’hôpital, je lisais finalement assez peu puisque je relisais toujours la même chose.  C’est aussi pour ça que j’ai voulu recommencer très vite à écrire des articles sur les livres. Cela m’obligeait, c’était un entraînement. De même qu’il fallait que je fasse des exercices buccaux, de même il fallait que je recommence à reprendre des habitudes de lecture. Il est naïf  de croire que le plaisir profond est une donnée immédiate. Pour moi, la lecture est un peu similaire à la course à pied, c’est un plaisir qui s’acquiert par l’habitude et l’entraînement. Et le plaisir est d’autant plus fort que le corps est aguerri et l’entraînement, suffisamment correct pour ne pas trop souffrir. J’écris beaucoup en courant, des phrases viennent. Mais, si je ne m’entraîne pas régulièrement, il y a trop de souffrance et les phrases ne viennent pas.

 

A La Recherche Du Temps PerduVous écrivez dans le Lambeau, qu’à l’hôpital,  vous lisez et relisez « la mort de la grand mère », de Proust. Alors même qu’il s’agit du récit d’une agonie. Que recherchiez-vous dans cette lecture ?

Un compagnon de route intelligent et sensible. Il y avait un rituel presque dandy, dans le fait de relire ça avant de descendre au bloc opératoire. Proust, qui était fils et frère de médecin et patient perpétuel, avait une connaissance assez précise de l’univers médical et du rapport du patient au médecin, et aussi de ce que signifie souffrir. Il me permettait d’apprivoiser ce que j’étais en train de vivre. Puis Proust est un vieil ami. Il m’arrive de le reprendre à n’importe quel endroit, j’y entre comme dans une grande maison, par une porte, par une fenêtre, par la cheminée… Les scènes et les personnages me sont à peu près tous familiers.

 

Vous vous permettez même de le critiquer !

Pour Proust, il n’y a que de la solitude et du malentendu, et moi, à ce moment-là, je voulais éprouver le contraire : que je n’étais pas seul, et qu’il y avait le moins de malentendu possible avec mes amis et les médecins. Il m’énervait, mais je le lisais. On en revient à cette sensation naturelle de la lecture. L’auteur n’est pas un gourou, c’est quelqu’un qui peut vous énerver, vous rendre triste, et la minute d’après vous faire rire et vous submerger d’admiration. C’est toute une vie parallèle qui entre avec lui dans la vôtre. Au sein d’une même lecture, mais aussi de lectures en lectures au sein de sa propre vie.

Vous citez aussi beaucoup Kafka, expliquant que votre seule prière était de le lire. Vous employez régulièrement des mots liés à la religion pour parler de la lecture. Est-ce à dire qu’il y aurait pour vous une forme de « transcendance »  dans la littérature?

Kafka était devenu une sorte de prière laïque. Je ne suis pas croyant, cette prière laïque passait par ce que j’aime, c’est à dire la lecture, la musique. Je ne vois pas pourquoi les non-croyants n’auraient pas accès à une transcendance. Une prière, c’est une récurrence, une habitude, c’est quelque chose que vous faites tous les jours, plusieurs fois par jour. Ça m’a permis d’ailleurs de mieux comprendre le sens des cinq prières chez les musulmans. Ça les apaise, ça les nourrit intérieurement. Cette transcendance est difficile à définir. On entre dans un monde qui ouvre des territoires extérieurs et intérieurs qu’on n’imaginait pas.

“La lecture est un peu similaire à la course à pied, c’est un plaisir qui s’acquiert avec l’habitude et l’entraînement”

Est-ce qu’il y aurait des sortes de « blasphèmes » en littérature ? Est-il possible de ne pas aimer un classique par exemple ?

Il y a des livres qui ne conviennent pas à tel ou tel moment de la vie. Je fais une différence entre mon goût et la valeur d’un livre. Mon goût est flottant, il peut changer avec le temps. Je n’ai jamais pu terminer « Le Château » de Kafka, par exemple. Cela finit toujours par m’écœurer, comme si je rentrais dans un brouillard toujours plus opaque et chargé d’une humidité maléfique. Je n’ai jamais pu terminer « Les âmes mortes » de Gogol non plus. Ça me donne la nausée, toujours au même endroit, un endroit où l’on mange. Mais paradoxalement ce sont des livres qui m’accompagnent en creux, car je réessaierai de les lire probablement jusqu’à ma mort. Ce n’est pas rien de ne pas arriver à terminer un livre qu’on sent exceptionnel. Je suis face à eux comme une personne qui n’arrive pas à grimper en haut du Mont-Blanc, je me dis un jour j’aurais assez d’oxygène et d’endurance pour y arriver. Pas pour l’exploit, mais parce qu’il me reste toute une partie à découvrir, et donc, une partie de moi-même dans cet état à découvrir. Et cela étant dit, il ne faut pas culpabiliser quand on n’a plus envie de poursuivre la lecture d’un livre. C’est comme avec un ami, vous arrêtez parfois de le voir, il a évolué d’une certaine façon, vous d’une autre, et peut-être que ça ira mieux dans un mois, dans un an… La lecture, comme l’amitié, a ses moments, ses soucis et ses rythmes.

Chez Ernest, nous avons l’habitude dire que la vérité se trouve dans les romans…Vous dites vous-même dans le Lambeau que seuls les romanciers peuvent décrire le mal contemporain. Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Le romancier accède à une dimension intérieure du mal que je ne trouve pas dans la sociologie ou dans la philosophie. Par exemple, les « Possédés » de Dostoïevski raconte la dimension virale du mal qui peut contaminer très vite une société avec très peu d’hommes et presque rien. Il décrit, dans une petite ville, une société dans l’impasse, à bout de souffle, qui tourne à vide. A l’intérieur de ça, apparaissent des nihilistes, qui sont un produit de cette société – de même que les terroristes du 7 janvier ou du 13 novembre sont le produit de notre société. Dostoïevski décrit très bien comment ce nihilisme finit par se répandre et provoque des réactions de plus en plus incontrôlables, et il arrive un moment où les causes du mal deviennent presque secondaires. Une fièvre s’est répandue, qui touche l’âme humaine. Je ne vois qu’un romancier pour le raconter, car il faut se laisser envahir par ce phénomène, qui fait exploser toutes les grilles de lectures, toutes les analyses. Dostoïevski, ou encore Conrad, peuvent nous faire ressentir à la fois le mépris et la fascination que des destructeurs peuvent inspirer. Conrad, de surcroît, y parvient par une grâce difficile, étrange : l’hostilité. Il déteste les révolutionnaires et c’est cette détestation qui lui permet de les décrire, de les comprendre. Ce n’est pas rien d’accompagner des tueurs ou des terroristes sur 500 pages, comme si vous viviez avec eux. Le grand roman, c’est « Open range ». Il n’y a pas de barbelés, la prairie est ouverte, le romancier est en quelque sorte dépassé par lui-même, et le lecteur est emporté dans le flot. C’est le lieu où chacun d’entre nous peut expérimenter des choses assez profondément pour sentir qu’il les a vécues ; le lieu, par excellence, de la condition humaine.

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3 commentaires

  • Merci à Laure Daussy pour ce bel entretien. Je considère Le Lambeau comme un chef-d’oeuvre de la littérature française. Rarement un livre m’a autant bouleversée et je sais que je le relirai car je ne suis pas sûre d’avoir exploré tous ses chemins. Et aussi pour éprouver le plaisir de la redécouverte.

  • Merci Ernest pour ton magnifique édito du 5 ajnvier.
    Que 2020 soit une année camusienne car comme le disait Albert Camus :
    Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur
    Michel

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