Pour ce 8ème épisode de “BD de Toujours”, Florian Ferry-Puymoyen nous fait découvrir un “quartier lointain”. Celui de nos passés, de nos rêves d’enfant, de nos oublis volontaires. Une BD qui interroge sur le sens de la vie. Sur le sens que chacun donne à sa propre vie. Puissant.
Hiroshi Nakahara a 48 ans, l’âge qu’avait sa mère quand elle est morte 23 ans plus tôt. Père de deux enfants, il travaille beaucoup et voit peu son épouse, sa famille. C’est un homme qui a grandi en oubliant plus ou moins volontairement son passé douloureux : il vit loin de ce village natal qui lui rappelle trop la disparition de son père.
Le traumatisme du départ de son père a conduit Hiroshi à oublier cette vie d’avant. Il avait ainsi effacé les souvenirs de « l’apaisante douceur » des repas en famille, entouré de ses parents, sa sœur et sa grand-mère. Lors d’un déplacement professionnel, après une courte nuit et une intense gueule de bois, Hiroshi se retrouve dans le train en direction de sa ville natale, sans savoir ni pourquoi ni comment. Ses pas l’amènent au cimetière où repose sa mère. Il prie sur la tombe… et se réveille projeté dans son passé, tout en conservant sa mémoire d’homme mûr dans son corps de 14 ans !
« Je revivais mes 14 ans, et je découvrais à quel point ils avaient été précieux… Je savourais ces instants de bonheur »
Passée la surprise, Hiroshi revisite les situations de sa jeunesse, comme une manière de panser de vieilles blessures. Ce bain de jouvence est une renaissance : Hiroshi retrouve avec délice son corps d’adolescent souple, vif et plein d’allant. Car si « l’âge ingrat » peut être une période difficile, l’adolescence peut être un âge de félicité avec le recul et l’expérience d’un adulte !
Les jours passant, Hiroshi découvre qu’il n’est pas qu’un simple visiteur de son passé : ses actions génèrent des situations qu’il n’avait jamais vécues.
Au fur et à mesure qu’Hiroshi mesure la possibilité de vivre différemment son passé, il prend conscience que c’est cette même année, celle de ses 14 ans que son père a quitté le foyer, sans un mot.
Commence alors la quête d’un fils qui a vécu la disparition de son père comme un abandon : il s’agit pour Hiroshi de mettre à profit les mois à venir pour découvrir la raison du départ de son père et surtout trouver un moyen de le retenir.
En parallèle, l’artifice narratif du retour vers le passé permet à Hiroshi de s’abstraire de son quotidien d’homme mûr pour prendre du recul. Ce faisant, il doit faire face à cette question aussi vieille que ceux qui se la posent : qu’avons-nous fait de nos rêves d’enfant, nos rêves d’ailleurs ?
Un traitement délicat des sentiments
Jirô Taniguchi a ce talent incroyable pour dessiner en quelques scènes la subtilité des sentiments, la complexité de l’âme humaine.
A cet égard, le personnage de Tamiko est particulièrement réussi : elle parle dans fausse pudeur ni provocation. Elle dit simplement ce qui est, ce qu’elle ressent.
Le dessin fin, délicat de Jirô Taniguchi sert parfaitement la fragilité de magnifiques moments.
Les sentiments, ce sont ceux aussi qu’Hiroshi éprouve pour la belle Tomoko.
L’argument du retour dans le passé confronte Hiroshi à l’ambiguïté de sa situation face à « une enfant guère plus âgée que [sa] propre fille ». La relation avec Tomoko le trouble tant que si dans le tome 1 c’était le quartier de son enfance qui était lointain, c’est désormais « la réalité, celle de l’adulte que j’étais, [qui] semblait s’effacer, comme s’effacent les souvenirs lointains ».
L’insouciance de l’adolescence permet à Hiroshi de s’affranchir des enjeux moraux de cette situation inextricable. Mais à mesure qu’il tombe amoureux de la belle Tomoko, Hiroshi pense à sa femme et ses deux filles. Il se rappelle surtout de la lassitude de cette vie de famille, sa tristesse sans raison.
Haïkus visuels
Bien sûr, les interrogations sur le « cours du temps » sont aussi évoquées dans Quartier lointain. Toutefois, Jirô Taniguchi s’attache plus aux paradoxes de la psyché humaine qu’aux paradoxes temporels. Il n’utilise pas l’argument du retour dans le passé comme science-fiction mais comme cadre fictionnel.
Or la fiction, comme la vie, repose sur ces « petits faits vrais » chers à Stendhal. Dans Quartier lointain, ces petits faits vrais sont essentiels à l’histoire.
Tout d’abord pour se replonger dans ce passé de collégien. Ces moments sont alors comme les effets spéciaux au cinéma : ils donnent de la substance à cette situation incongrue et nous font accepter le « pacte de lecture », ici le fait de revivre ses 14 ans tout en conservant sa mémoire d’homme de 48 ans.
Plus fondamentalement aussi pour réapprendre l’émerveillement du monde. Et c’est là une caractéristique essentielle de l’art : la faculté à nous faire voir, comprendre ou imaginer le monde.
Si chez Claude Sautet (Les Choses de la vie), certains doivent vivre une expérience de mort imminente pour pouvoir déterminer ce qui importe à leurs yeux, dans Quartier lointain Hiroshi a l’opportunité de revivre ses 14 ans ; il prend le temps de goûter l’instant présent : déjeuner au milieu de la nature, s’allonger et regarder le ciel, savourer des discussions en famille…
De ces instants hors du temps, Jirô Taniguchi parvient à produire de petits haïkus. Oui, je sais, l’image est éculée, a fortiori à propos d’un auteur japonais, mais elle correspond bien au style narratif et visuel du maître de ces moments fugaces (voir aussi L’Homme qui marche, Le Gourmet solitaire…).
Ces moments tendres, heureux, dans une simplicité magnifique, ne sont pas nécessaires au récit mais indispensables au cheminement d’Hiroshi. De surcroît une grande partie de l’action se déroule en été, durant les vacances. C’est pour tout cela qu’il s’agit de haïkus visuels.
De mon point de vue, ces moments suspendus sont au centre de l’intrigue : viatique pour traverser cette expérience bouleversante et fin en soi dans la recherche de sens.
Au fond, il ne s’agit pas de chercher le sens de la vie mais de définir son sens à sa vie. Hiroshi réalise petit à petit qu’il faut « vivre à fond », se donner les moyens du bonheur et jouir pleinement de la vie. Il découvre ce qui donne cette saveur si particulière au quotidien : elle dépend de l’intensité de l’engagement qu’on met dans ces moments « anodins ».
Vous l’aurez compris, Quartier lointain est une œuvre magnifique dont on a envie de parler pendant des heures. C’est l’œuvre idéale pour confronter son point de vue sur les choix des personnages et mieux comprendre comment vos interlocuteurs envisagent la possibilité de choisir sa vie.
Pour finir, je vous laisse avec cette citation* de Maurice Merleau-Ponty qui me semble correspondre aux enjeux de cette BD : « Dans le dialogue, je finis par ne plus reconnaître qu’elle était mon idée. Dans la complicité et la fréquentation quotidienne de l’amour, je finis par ne plus savoir ce qui est proprement mien, ce que j’ai adopté. On stigmatise l’habitude comme poison de l’amour, mais c’est aussi cette habitude d’être partagée qui fait la fluidité d’une chorégraphie amoureuse. L’autre était mien, comme fondu en moi » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1976).
* citation trouvée chez Claire Marin dans un article publié dans Le Monde
Quartier lointain de Jirô Taniguchi ; 2 tomes
Publié initialement au Japon à partir de 1998 ; éd. Casterman, 2002 & 2003
La musique qui va bien : la symphonie n°3 de Gustav Mahler, dirigée par Claudio Abbado
Le verre qui va bien : Quartz, Domaine des Ardoisières 2011 (IGP des Allobroges). Un très beau vin blanc, harmonieux : du miel, des fleurs blanches, de légères notes empyreumatiques. Le tout dans un équilibre alcoolique parfait et soutenu par une grande longueur en bouche.