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Les écrivains n’en perdent pas leur français

Alvaro Serrano 133360

Si vous êtes capable de lire ces lignes, c’est aussi votre fête, cette semaine. Tous les 20 mars, on festoie autour de la langue française. Avec 274 millions de locuteurs, cet idiome arrive loin derrière le mandarin, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. Pourtant, en matière de mots, l’arithmétique ne suffit pas. L’aura du français déborde les chiffres. Et cette aura débordante, le français la doit en grande partie à ses écrivains qui y puisent leur encre. C’est grâce à eux que le français est la deuxième langue la plus traduite au monde. Les auteurs auraient de quoi pavoiser. Mais ils préfèrent dérouler pour nous le fil de la langue française.

Demander à un écrivain de parler de sa langue peut le dérouter. C’est comme demander à Levi Strauss (l’inventeur du jean, pas l’anthropologue) ce qu’il pense du denim ou à Café Grand-mère des grains de café : évidemment qu’ils y sont attachés puisqu’ils en sont les orfèvres ! Mais comment prendre du recul sur sa propre matière première ? Comment éviter des banalités du type « c’est une langue merveilleuse » ?
Pour contourner cet écueil, interroger des auteurs nés dans une autre langue que le français, peut être éclairant. En France, on les désigne par « auteurs francophones ». Parmi eux, Dany Laferrière, écrivain québéco-haïtien. Et pour le rendre loquace, c’est une mission. Il répond d’abord par une vilaine moue. Il est las de « francophonie » et d’ « auteurs francophones ». Comme s’il y a avait les auteurs français de premiers choix et les auteurs francophones de second choix… Il n’a pas tort. Nés à Saint-Brieuc ou à Port-au-Prince, ils seront dorénavant tous dans le même sac : celui des écrivains d’expression française.

Le français a un sexe

Dans ce sac, il y a aussi l’Algérien Kamel Daoud. Mais pourquoi cet arabophone de naissance écrit-il en français ? Parce que, pour lui, c’est la langue du désir. Tranquillement, l’auteur de Zabor explique que « la langue française a un sexe ». Adolescent, il tombait sur des romans policiers en français, avec des femmes sensuelles en couverture. « Plus je maîtrisais cette langue, plus la femme était nue », se rappelle-t-il. Ses grands-parents l’observaient, fiers de leur petit rejeton qui lisait, en français de surcroît, la langue de l’ascension sociale. Ils ignoraient que le jeune Kamel accomplissait en réalité un « acte honteux » et s’inscrivait, dès lors, dans la dissidence. Une dissidence qu’il cultivera, une fois adulte : très mal vu du gouvernement algérien, en disgrâce auprès de certains intellectuels français suite à sa très juste tribune sur les incidents de Cologne en 2016, il fait également l’objet d’une fatwa depuis 2014.

Daoud Slimani

Leïla Slimani et Kamel Daoud

A l’opposé, loin de la rébellion, le français porte fréquemment, l’estampille élitiste et parisienne. Une vision insupportable aux yeux de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016 pour « Chanson douce » et représentante du président Macron pour la défense de la francophonie. L’écrivaine mène une vraie bataille en faveur de la déringardisation du français. Elle s’insurge : « pour beaucoup de gens, la langue française est considérée comme une langue de boudoir, de lettrés ». Alors qu’elle est aussi « cool ». Le débat est lancé : le français, est-il chiant ? Beaucoup semblent le penser. Jetez un œil averti sur les slogans publicitaires ou sur les réseaux sociaux : le recours à l’anglais démontre que les francophones estiment leur propre langue insuffisamment percutante. Pardon, pas assez catchy !

Mabanckou

Alain Mabanckou

Pour déringardiser, l’auteur franco-congolais Alain Mabanckou émet une suggestion : la décentralisation. « Acceptons que la langue française, ça ne sont pas seulement les conversations le long de la Seine ou au café de Flore », assène-t-il. « La langue française c’est le crépitement à Abidjan, c’est ce qui se passe du côté de Dakar ». Un français qui ne serait pas pratiqué que par des écrivains blancs en costumes sombres. « C’est cette langue française bariolée et arc-en-ciel » qu’aime  Mabanckou. « Du français augmenté » : voilà comment pourrait être dénommé cette langue construite aux quatre extrémités de la planète. Que les Français se tiennent prêts : le métissage de leur langue est en cours, provoqué par la furie créatrice d’écrivains qui n’ont parfois jamais visité La France. Des écrivains qui apportent dans leur besace girafer, des essenceries, des griots, des ziboulateurs, des blondes et des tcheums parmi mille autres mots.

Le français a échappé à son pays d’origine. « Je prends ma tronçonneuse pour vous dire : “et bien cette langue française elle m’appartient” », déclame Alain Mabanckou. Il ne s’agit donc pas d’une déférence à l’égard de l’ancien pays colonisateur. Mais d’une conquête. La langue française, c’est en réalité un « butin de guerre », cher à Kateb Yacine, écrivain algérien farouchement indépendantiste. Dans ce pays, le pouvoir a échoué à extirper cette langue. Ce qui fait dire à Kamel Daoud que « le français reste la maîtresse linguistique de l’Algérie ». Dernière le choix et l’origine des mots utilisés se cachent toujours une question de désir.

Ernest Mag Adimi Normand

Kaouther Adimi par Patrice Normand

Mais attention à la francophonilâtrie ! C’est une autre algérienne qui nous met en garde contre tout gargarisme de cette nature. La toute jeune auteure Kaouther Adimi s’agace dès lors qu’on souligne que le français est la langue des droits de l’homme, l’assimilant de facto à la langue du « bien ». Cela sous-tendrait, a contrario, que l’arabe serait la langue de l’obscurantisme et du mal… « Je suis hermétique à l’idée de dire que le français est une langue des super héros ». La connotation du français n’est, du reste, pas toujours si ragoutante : « c’est la langue des lycées français qui coûtent très cher, celle d’une élite qui se reproduit et qui reste proche de la France. » Résultat : les jeunes algériens, écœurés, se tournent vers l’anglais, plus neutre et dénué de référence coloniale qui leur soit directe.

Derrière la langue, une personnalité

C’est que la grande rivale, l’anglais, taraude les écrivains. Le marché anglophone, beaucoup plus vaste, apparaît bien attrayant. Malgré cela, les écrivains habitent toujours le français, refusant de « déménager de langue ». Pas par manque de sens des affaires, mais parce qu’un basculement d’un idiome à l’autre serait très difficile ; même pour un écrivain maîtrisant parfaitement l’anglais, comme Jean-Philippe Blondel.

Le romancier français est aussi enseignant d’anglais : « Je pourrais écrire en anglais si j’écrivais des romans de genre [tel que la science-fiction ou le policier]. Mais pour décrire les sentiments comme que je le fais dans mes livres, j’ai besoin du français, ma langue maternelle. J’ai besoin de ses images, de ses métaphores pour décrire l’intime ». Pourtant, dans le type de récit qu’il écrit, la langue d’outre-Manche présenterait aussi des atouts. « L’anglais est plus précis que le français pour colorer les impressions. Les Anglais, pour décrire les miroitements, ont élaboré une quantité de termes selon que la surface soit humide ou sèche ». Idem pour les verbes d’actions, plus nombreux en anglais : « pour exprimer l’idée de regarder, on compte beaucoup de traductions en anglais avec look, stare, watch, etc.»
Lacunaire, le français ? « Le français a d’autres qualités, dont l’abstraction. Comme en allemand. Les Anglais sont beaucoup BLONDEL JP(c) Cedric LOISON 2015plus terre à terre », développe Jean-Philippe Blondel. Pas étonnant que tant de philosophes aient émergé dans les langues de Descartes ou de Heidegger. La langue forge notre personnalité à la connaissance du monde.
Jean-Philippe Blondel a échangé avec Tatiana de Rosnay, bilingue franco-anglaise, sur cette question de la langue d’écriture. La romancière se considère comme une « espèce de créature hybride, une sorte de Frankenstein qui a plusieurs cultures ». Elle écrit principalement en anglais. L’anglais parce qu’elle a commencé à lire dans cette langue : « mes premières lectures ont certainement inspiré mon imaginaire romanesque puisqu’il s’agissait d’Edgar Allan Poe, de Daphne du Maurier, des sœurs Brontë ». Et quand l’écriture est arrivée, elle est naturellement venue en anglais.
Heureux les romanciers plurilingues, chaque langue leur fournit de nouvelles images et un nouveau visage. Un proverbe arménien énonce : « autant de langues tu connais, autant de fois tu es un homme ». Selon la langue qu’elle opte, l’écrivaine trilingue Jakuta Alikavazovic estime ne pas être « la même personne ». «  C’est fascinant pour mes proches et même un peu flippant. En bosnien, je suis la fille de mes parents. En anglais je suis peut-être plus drôle. En français, c’est ma langue de tous les jours, mais aussi une langue qui est là, avec ses richesses. »

Ecrire mène à lire

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Patrick Grainville, au Salon du livre 2018

Qu’ils soient monolingues ou plurilingues, les auteurs du monde entier qui écrivent en français l’ont hissé au deuxième rang des langues les plus traduites dans l’édition. Pourtant, des romanciers s’inquiètent pour la santé de leur langue. Une langue qu’il faudrait « défendre ». Face à quels périls ? Le dernier académicien élu, Patrick Grainville, s’alarme que le français soit pris en tenaille entre un lexique de plus en plus ascétique et une généralisation de l’anglo-américain. « Le vocabulaire de mes élèves se raréfiait totalement. On met à la place de ça des bullshit, des fake news, on défake ! Ca défèque à tire-larigot. » D’où l’urgence, selon Grainville, écrivain à l’écriture riche et baroque, de réassocier le français au plaisir charnel et gourmand de la langue.

S’il était besoin de « défendre » la langue française, la solution la plus maximaliste est proposée par Erik Orsenna. « Écrivez un chef d’œuvre », lance-t-il à la cantonade. Concevoir un nouveau Petit Prince, livre le plus traduit au monde après la Bible. Que tous ceux qui aiment le français s’emparent au plus vite d’une plume ! Cet appel s’adresse également à ceux qui lisent peu.
A cet égard, l’itinéraire à contre-courant de Gaël Faye est inspirant. Il n’était pas, lui-même, lecteur quand il s’est mis à écrire, à l’âge de 13 ans. Il noircissait des pages pour exorciser les deux années de guerre qu’il avait connues au Burundi. Avec une conséquence imprévue : « l’écriture m’a amené à la lecture. Je suis presque tenté de dire qu’il serait mieux d’encourager les jeunes à écrire plutôt qu’à lire. » Et le jeune auteur de remarquer que les grands lecteurs, écrasés par les maîtres, rechignent, de peur de scribouiller. Au contraire, un novice des mots se sentira plus libre de composer des textes et enrichira son style par des lectures par la suite. La voilà peut-être, la solution : effectuer des va-et-vient, alternant écriture et lecture. Cela résoudrait l’érosion lexicale et pourrait même générer, parfois, des chefs d’œuvre. Des best-sellers qui déringardiseraient le français. Notre langue est notre pâte à modeler commune. A nous de la malaxer.

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