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“McAlmon est un féministe moderne”

Des écrivains de la « Génération perdue », on connaît surtout Hemingway, Dos Passos ou Fitzgerald. Mais ces auteurs avaient plus qu’une ville, Paris, en commun. Dans un très beau livre, Maud Simonnot, éditrice chez Gallimard, fait renaître la figure charismatique et pourtant méconnue de l’éditeur et écrivain Robert McAlmon, grand oublié de cette Lost Generation qu’il a pourtant contribué à faire naître.

Comment avez-vous rencontré Robert McAlmon ?

Maud Simonnot par F.Montovani

Maud Simonnot : Par hasard ! C’est un homme que l’on ne peut plus rencontrer que par hasard. Il y a dix ans lorsque je faisais ma thèse, j’ai réalisé des recherches sur un imprimeur dijonnais, Maurice Darantière, qui fut un acteur très important du milieu éditorial dans les années 1920. Or, dans le fonds des archives de Darantière, j’ai découvert des livres d’une maison d’édition avec laquelle il travaillait et qui s’appelait Contact Publishing. Parmi les livres de Contact Publishing, il y avait un recueil d’Hemingway, Three Stories and Ten Poems. J’ai regardé la date, il avait été publié en 1923 : j’ai compris qu’il s’agissait du premier livre d’Hemingway. Je me suis dit que l’éditeur de Contact Publishing avait vraiment eu du flair. Puis je suis tombée sur le livre monumental de Gertrude Stein, The Making of Americans. Là, je me suis demandé quel était cet éditeur visionnaire qui avait publié ces livres dont personne ne voulait à l’époque et qui allaient marquer l’histoire littéraire.

Robert McAlmon ressemble un peu à Gatsby le magnifique, d’ailleurs le sous-titre de votre roman est même « McAlmon le magnifique ».

Pour moi c’est indéniablement un personnage fitzgéraldien. Il a un destin proche de celui de Gatsby. Comme lui, il est issu d’une famille pauvre, originaire du Kansas. Son père est pasteur, sa mère ne travaille pas, la famille compte onze enfants. Puis, par les hasards de la vie, il devient éditeur, monte à Greenwich Village où il rencontre notamment Williams et Duchamp, et devient immensément riche du jour au lendemain en épousant, afin de lui rendre service, une poétesse lesbienne qui s’avère être la fille de l’homme le plus riche d’Angleterre. Celle-ci va lui verser une pension, ce qui lui permettra de monter cette maison d’édition, Contact Publishing, mais aussi d’organiser de très nombreuses fêtes à Paris. Mais, comme Gatsby, tout en étant le centre de ces fêtes, il se sent mal accepté par les gens de la haute société, et il restera toujours un marginal. Par ailleurs c’est aussi sa mélancolie profonde, ancrée,  et son incapacité à être heureux qui résonnent avec certains des plus beaux textes de Fitzgerald comme La fêlure.

McAlmon a rapidement quitté New York pour Paris ?

Oui, car il rêve de rencontrer ceux qu’il admire, Ezra Pound et surtout James Joyce, qui vivent à Paris. Pour lui, c’est donc là qu’il faut être. Il y arrive dès 1921, et tout de suite il rencontre Sylvia Beach, Adrienne Monnier, et Joyce. Il va devenir un des piliers de Shakespeare and Company, le temple de la vie littéraire parisienne.

Il est donc très vite adopté par les anglo-saxons expatriés à Paris. Qu’est-ce qui leur plaît tant chez lui?

Tout d’abord il est repéré comme l’un des auteurs les plus brillants de sa génération par ses pairs dès ses premières publications, des deux côtés de l’Atlantique. Il est reconnu autant comme poète que comme auteur de nouvelles ou de romans.
Ensuite, c’est un homme extraordinaire : son « magnétisme » est le mot qui revient le plus dans les mémoires de ses contemporains pour le définir. Il est beau, il attire les hommes comme les femmes, il est d’une générosité et d’une gentillesse sans égales. Enfin malgré sa sociabilité, il reste sauvage, irrespectueux et libre, ce qui contribue largement à son charme légendaire.

McAlmon va alors faire deux choses formidables : il pousse Hemingway à se remettre à écrire, et il publie ses nouvelles

Une de ses relations est particulièrement importante dans votre livre : il s’agit de celle qu’il entretient avec Ernest Hemingway…

C’est en effet l’un des fils rouges de mon livre. J’ai voulu montrer à quel point ils étaient semblables et opposés, avec des visions différentes de la littérature et de ce qu’être écrivain veut dire.
Ils arrivent au même moment à Paris, ils ont des destinées parallèles, ils divorcent la même année, fréquentent les mêmes gens, participent aux mêmes fêtes, ils viennent tous les deux du Mid-West américain. A l’époque, ils sont constamment comparés l’un à l’autre. Pourtant, ce n’est pas à Paris qu’ils se rencontrent, mais chez Ezra Pound en Italie. Hemingway vient alors de perdre tout ce qu’il avait écrit, sa femme a égaré une valise avec ses manuscrits, il est totalement affligé. Par ailleurs, il est journaliste sportif, sans argent, et ne parvient pas à se faire publier, ce n’est pas encore la gloire. C’est à ce moment-là qu’il rencontre McAlmon. Or, ce dernier, lui, est déjà célèbre, c’est le type en vue qu’il faut connaître. McAlmon va alors faire deux choses formidables : il pousse Hemingway à se remettre à écrire, et il publie ses nouvelles. C’est un petit tirage mais cela va permettre à Hemingway de reprendre confiance en lui et de se lancer. Sans oublier que c’est McAlmon qui l’emmène en Espagne en 1923. Le voyage se passe mal, Hemingway ne supporte pas son attitude condescendante, il ne supporte surtout pas de lui devoir quelque chose. Pendant deux ans, les deux hommes vont avoir ce rapport : je t’aime, je ne t’aime plus. Jusqu’à ce que Fitzgerald présente Hemingway à son éditeur à New York. Lorsque Hemingway deviendra célèbre, il n’adressera plus jamais la parole correctement à McAlmon.

McAlmon a aidé beaucoup d’auteurs. Il y a Hemingway, mais aussi James Joyce?

Oui, McAlmon a aidé Joyce lors de l’écriture d’Ulysse. Il lui donne de l’argent pour lui assurer le confort nécessaire afin de lui permettre de finir d’écrire son roman. Pendant un an, il le soutient aussi moralement et accomplit un vrai travail d’éditeur ; il vient le voir tous les jours, l’écoute, est son confident et son ami. Et il lui rend un dernier service : alors que James Joyce a épuisé neuf dactylographes, c’est McAlmon qui se porte volontaire pour terminer de taper les cinquante dernières pages d’Ulysse.

« McAlmon est féministe de façon très moderne »

Il publie des auteurs hommes, mais aussi des femmes. Est-il féministe ?

Il l’est, mais de façon très moderne. Il ne dit pas qu’il défend certaines femmes car ce sont des femmes mais il dit qu’elles méritent d’être publiées car ce sont de grands auteurs. Alors que les femmes sont souvent cantonnées au rôle de muses ou de mécènes comme Peggy Guggenheim, McAlmon, dès les années 1920, publie les actrices de l’avant-garde, notamment Gertrude Stein, Hilda Doolittle, Djuna Barnes ou Mina Loy. Une des personnes qu’il admire le plus et dont il est un temps très proche est Nancy Cunard.

A lire l’histoire de sa vie, on a l’impression qu’il faut choisir entre être éditeur et être écrivain ?

Je ne pense pas qu’il faille choisir, mais les jours qu’il a passés à aider à l’accouchement de livres comme Ulysse de Joyce ou The Making of Americans de Gertrude Stein, lui ont laissé moins de temps pour s’occuper de sa propre œuvre. 
Cela dit, ce n’est pas seulement une victime. Non seulement il n’a pas travaillé à sa légende et n’a sans doute pas joué le jeu du milieu littéraire anglo-saxon de l’époque, ce qui lui a fait du tort. Mais il n’a jamais accepté de se relire, de se corriger. Il avait une vision idéaliste de l’écriture : en précurseur de la Beat Generation il était convaincu que le premier jet était la chose à publier.

 

Est-ce que sa bisexualité a pu jouer sur le manque de reconnaissance dont il a été victime?

McAlmon fut le premier à aborder la question de l’homosexualité dans ses livres de façon si crue, c’est aussi pour cela qu’il a été redécouvert par la littérature gay et lesbienne aux Etats-Unis dans les années 1970. Pour la culture homosexuelle, il a posé des jalons fondamentaux. Si on ne peut pas dire qu’il ait été clairement victime d’homophobie dans sa carrière professionnelle,  néanmoins  la manière non conventionnelle qu’il avait de mener sa vie et sa bisexualité ne l’ont certainement pas aidé dans une société puritaine et réactionnaire. On trouve dans les correspondances d’autres écrivains des propos très méprisants sur sa sexualité. Ça a été notamment un des points de rupture avec Hemingway.

 

 

La fin de sa vie est aussi dramatique qu’un roman ?

Il a toujours porté en lui une mélancolie terrible. Il n’aurait pas pu rester l’animateur des nuits parisiennes, c’est un grand dépressif qui ne cesse d’éponger le malheur du monde. Pour citer le poète Henri Michaux dans La nuit remue, c’est quelqu’un qui est « troué, ouvert à tous les vents », et qui va passer sa vie à fuir cette misère-là à travers des voyages. Mais en 1941, la guerre l’oblige à retourner aux Etats-Unis. C’est là que va s’achever son destin de comète, quinze ans au bord du désert de l’Arizona seul et malade, la tuberculose l’ayant rattrapé. Il aura juste le temps de voir, un an avant sa mort, le couronnement de son rival Ernest Hemingway qui obtint le prix Nobel de littérature en 1954.

En tant qu’éditrice, est-ce qu’il représente un exemple ?

Economiquement non, car il ruine sa maison d’édition en une vingtaine de livres à peine, c’est donc un contre-modèle d’équilibre budgétaire ! Mais évidemment, c’est un modèle d’intégrité intellectuelle. Il a choisi les auteurs de Contact Publishing sans jamais se soucier des modes, des succès assurés. Et sans faire de faute de goût : ces auteurs sont devenus pour la plupart de grands noms, William Carlos Williams, Djuna Barnes, Hemingway, Gertrude Stein… Donc oui, c’est un éditeur qui me fait rêver.

 

La nuit pour adresse, de Maud Simonnot, Gallimard, Paris, mars 2017.
 https://www.lanuitpouradresse.fr/

La nuit pour adresse était de nos livres du vendredi

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