Iain Levison ne fait jamais rien comme les autres et ne vit jamais plus de cinq ans dans le même pays. Ce romancier britannique écrit au feeling des romans noirs formidablement caustiques. Son nouveau livre est une charge féroce contre le système judiciaire et carcéral américain. Rencontre.
Il est le trublion du roman noir, celui qui met du sable plutôt que de l’huile dans les engrenages du suspense, faisant grincer son humour et les dents des lecteurs. Iain Levison, 61 ans, natif d’Aberdeen en Écosse mais américain d’adoption, trace sa route sur une voie singulière où l’intrigue criminelle se teinte de dérision et de satire sociale.
Nous l’avons croisé chez son éditeur, avant d’aller échanger dans un bistrot à deux pas de la Sorbonne. Les souvenirs de nos précédentes rencontres au même endroit le situent comme vivant un peu partout et nulle part, sorte de citoyen du monde qui a longtemps collectionné les petits boulots avant de boucler son sac. Le jeune Ecossais pauvre devenu un Américain moyennement aisé a eu besoin de se cogner aux réalités pour se trouver.
On sait qu’il a été soldat, chauffeur-routier, ambulancier, pêcheur de crabes et charpentier. Quand il ne s’est plus reconnu dans la société américaine, l’Asie l’a aidé à se stabiliser un peu. Il a enseigné en Chine, en primaire puis à l’université, où le confort de logements de fonction a libéré son écriture. De retour en Europe, il s’est posé en Allemagne puis au Royaume-Uni, promenant son sourire un peu inquiet et ses doutes de solitaire d’un toit temporaire à un autre.
S’il écrivait des poèmes, Iain Levison serait l’ultime beatnik, héritier des Kerouac, Ginsberg et autre Burroughs qui doivent tant au nomadisme. En voyageant, il saisit l’essence des choses sans jamais chercher à raconter textuellement ce qu’il traverse. Précarité, société de surveillance, système carcéral ou judiciaire, de grandes questions transparaissent dans ses fables très noires et très critiques, parfois cruelles et amorales. Le héros de son neuvième roman est un cousin du Saul Goodman de la série « Better Call Saul » : un avocat voué aux causes perdues qui se laisse embringuer dans une combine louche payée mille dollars l’heure. C’est drôle, surprenant, mordant.
Voici un auteur qui avance à l’instinct, écrivant sans véritable plan, exactement comme il déroule sa carrière littéraire. Son chaos créatif a du succès. Il compte des fans dans l’industrie du cinéma, qui a déjà adapté trois de ses romans – « Arrêtez-moi là » et « Un petit boulot » en 2016, « Une canaille et demie » en 2022 – et bientôt un quatrième. De quoi vivre un peu mieux, améliorer son ordinaire de garde-chat. Parce que, oui, il gagne sa vie en suppléant les propriétaires d’animaux de compagnie qui partent en voyage. Iain Levison est aux antipodes d’un monde littéraire formaté et codé, c’est ce qui ajoute à son talent naturel de conteur et c’est pour cela qu’on l’aime.
Votre roman laisse l’impression que la justice américaine n’est pas vraiment de la justice…
Iain Levison : Le système judiciaire américain est un échec total, toutes les statistiques le montrent. Les deux tiers des gens qui sortent de prison récidivent dans les trois ans et 77% dans les cinq ans. Le taux est d’environ 50% en France et au Royaume-Uni, de 20% en Norvège… Les Etats-Unis ont un nombre plus important de détenus de droit commun que la Chine (hors prisonniers politiques NDLR). La prison n’empêche pas les gens de commettre des crimes, c’est un désastre et les autorités le savent mais se refusent à changer quoi que ce soit. Elles préfèrent la vendre à l’opinion comme un succès au travers d’une propagande positive avec des fictions où les policiers triomphent ou des documentaires sur de vraies affaires qui ont été résolues. C’est dans ce système en échec que se situe l’histoire de ce livre.
Qu’est-ce qui vous en a donné l’idée ?
Iain Levison. Ma propre expérience. En 1993, j’ai fait de la prison, j’ai pris un mois. J’étais chauffeur routier et j’ai eu une amende de 4000 dollars pour avoir roulé en surcharge. J’ai refusé de payer, c’était à la compagnie de le faire, alors ils m’ont mis en prison. Une cellule de quatre hommes blancs, tous les autres détenus étaient noirs. La majorité des noirs étaient là pour des délits que mes amis blancs et moi commettions tous les jours, comme fumer de l’herbe. Certains avaient pris deux ans. J’ai beaucoup de respect pour les policiers, ils font un travail sérieux, ils sont confrontés à des situations difficiles telles que les violences domestiques, mais ce système judiciaire est essentiellement violent envers les noirs. Et il est injuste. Un jour les gardiens ont ouvert la porte et dit à un de mes codétenus qu’il pouvait sortir. On avait égaré son dossier, il était libre. Des quatre, c’était pourtant celui qui représentait une menace pour la société, il entrait chez les gens pour cambrioler. C’est le genre de faille du système américain qu’on ne voit pas dans les séries télé ni aux infos.
Quel a été le point de départ de ce roman ?
Iain Levison : Le livre se passe à Philadelphie et je me suis basé sur l’histoire vraie d’un pont qui mène à la ville d’Essington et à l’aéroport. A la fin des années 1980, un gang noir d’Essington faisait transiter par ce pont la drogue débarquée à l’aéroport. Les policiers ont coupé le flux en arrêtant systématiquement tous les conducteurs noirs qui l’empruntaient. La Cour suprême a alors statué sur le profilage racial pour la première fois dans l’histoire. Le pont existe, le club de strip-tease et les motels aussi, le quartier est resté tel que dans le roman…
Le héros de ce livre est moins paumé que les précédents…
Iain Levison : Il est juriste, mais il a un regard critique sur ce qu’il fait. C’est la première fois que j’écris autour d’un professionnel, c’est un peu un lanceur d’alerte, j’ai voulu montrer comment cette profession traite les gens qui tentent de rectifier sa moralité. Dans ce métier, si vous parlez contre une compagnie du secteur juridique, vous êtes mis sur liste noire, on vous coule.
“L’humour rend les histoires difficiles plus acceptables”
Est-ce facile d’être critique sur les États-Unis ?
Iain Levison : J’ai commencé à travailler aux États-Unis il y a quarante ans et on me croit américain mais j’ai juste une carte verte et un passeport britannique. Cela dit, je me sens américain, j’aime leurs sports, leur football. Il n’y a pas de véritable censure mais dans le monde de l’édition, c’est plus subtil, on ne trouve plus d’auteurs qui soient critiques envers le capitalisme comme l’ont été John Steinbeck, Mark Twain, Erskine Caldwell, Upton Sinclair. Les écrivains qui pourraient bousculer le système sont écartés, toute vision critique est éradiquée via le financement par des milliardaires, cela vaut pour les maîtrises en écriture créative (Masters of Fine Arts NDLR) comme pour les radios publiques telles que la NPR. On fait taire des voix, la liste des best-sellers du New York Times est réservée au politiquement correct, à l’idéologie des classes supérieures pour qui l’Amérique va bien. Ces livres-là ne s’adressent pas aux pauvres, aux ouvriers, aux gens en difficultés, ils sont écrits par et pour les classes moyennes.
Vos récits sont imprégnés d’humour noir, de dérision, c’est votre manière de regarder la vie ?
Iain Levison : Oui, je suis comme ça, je ne change pas d’humeur quand je me mets à écrire. Mes histoires sont amères et l’humour les rend plus faciles à lire, plus acceptables. Je n’ai pas tout de suite la volonté d’être drôle mais à mesure que j’avance dans l’histoire, ce sont les détails qui appellent l’humour.
On vous a connu vivant quasiment dans un pays différent à chaque livre…
Iain Levison : J’ai longtemps vécu et travaillé aux Etats-Unis, où j’ai écrit mon premier livre, « Tribulations d’un précaire ». Je faisais des boulots de maintenance dans des complexes immobilier, comme repeindre des appartements. Je me sentais dans un pays en déclin et je suis parti en 2010 pour la Chine où j’ai décroché un contrat de prof et vécu cinq ans. Ma vie était paisible et j’ai écrit « Ils savent tout de vous », c’était le bon pays pour parler de surveillance. La Chine a décliné à son tour sous l’effet de nouvelles lois et je suis revenu en Europe, où j’ai commencé à garder des animaux domestiques chez des particuliers dans des tas de pays, en Allemagne, au Maroc, etc. Aujourd’hui, je suis installé en Angleterre, à Southampton, où j’ai vécu enfant avant qu’on parte pour les Etats-Unis. Mon bail se termine en mai, je repartirai ailleurs garder des chiens et des chats… Les chats vous laissent davantage de temps pour écrire mais je préfère la solitude à la compagnie des humains et des animaux.
Vous pensez toujours que les Etats-Unis sont en déclin ?
Iain Levison : Les huit dernières années ont probablement été les plus sombres dans l’histoire des USA mais Donald Trump part en vrille et sera bientôt sorti du jeu. On aura un parti politique entier sans leader parce que les Républicains ont privilégié des dingues au Congrès, ils se préparent à beaucoup de misères et de bagarres. Mais l’Amérique s’en sortira, le parti démocrate est suffisamment fort maintenant. Le vrai souci est que rien n’a été réglé depuis la Guerre de Sécession. Les Etats qui ont pratiqué l’esclavage usent d’un autre système pour emprisonner massivement les noirs. Comment faire évoluer les choses ? On a des juges corrompus à la Cour suprême, qui coiffe tout le système judiciaire, et les Etats du Sud sont acquis aux idées de Trump.
Cela vous a-t-il aidé que trois de vos romans soient portés à l’écran ?
Iain Levison : Oui, financièrement, un peu. Mon nom a aussi été davantage exposé, je m’en rends compte à chaque diffusion à la télé, où les ventes de mes livres ont un petit rebond. Ces films les maintiennent en vie. Il y en a un quatrième en projet, « Ils savent tout de vous », une production britannique du réalisateur français Gilles Bannier (qui a adapté « Arrêtez-moi là » et dirigé les séries « Trigger Point », « Engrenages, « Tunnel » NDLR). Mes textes sont presque des scénarios, je décris beaucoup de situations, j’intègre des tas de dialogues, mais j’aime bien voir ensuite comment d’autres les adaptent. Je fais confiance au metteur en scène, il va faire ça très bien.
Etes-vous proche d’autres romanciers ?
Iain Levison : J’ai eu la chance de rencontrer une fois Russel Banks à un festival du livre, j’ai adoré, c’était un type tellement charmant. Je vois souvent Andrei Kourkov, je vais probablement diner avec lui ce soir, et les autres auteurs de chez Liana Levi. Sinon, j’ai surtout affaire à des traducteurs.
Prêt à attaquer votre prochain livre ?
Iain Levison : Je n’ai encore rien en projet. Pour m’y mettre, il me faut plus qu’une idée. Si j’en ai une, je la mets de côté en attendant d’en avoir une autre. C’est pour « Un voisin trop discret » que j’ai été le plus lent. Je collaborais en même temps au scénario de l’adaptation cinéma, qui ne fonctionnait pas. J’ai donc enlevé des tas de choses du script pour les réinjecter dans le roman. C’est ma façon de travailler, je mets des choses de côté, je les réintroduis ailleurs, une sorte de chaos créatif. Je n’ai jamais vraiment fait de plan. Quant aux personnages, ils sont toujours plus ou moins inspirés de vraies personnes mais ça me vient aussi en avançant. Dans « Les strip-teaseuses… », j’avais en tête le personnage du procureur Dick Farrell il m’est apparu seulement en avançant dans l’écriture qu’il était basé sur George W. Bush.
Comment abordez-vous cette tournée en France ?
Iain Levison : C’est de la bonne énergie. Beaucoup de séances dédicaces et de photos dans les librairies et au Festival America, je vais finir épuisé mais en ayant rencontré des gens qui aiment la littérature, qui en écrivent ou qui en lisent. C’est quand je rentre que je me dis que je n’ai pas gâché ma vie, alors qu’il m’arrive de le penser.
Crédit : Julien Falsimagne / Leextra
« Les strip-teaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques », Iain Levison, éditions Liana Levi, 24 pages, 22€
A lire aussi : « Un petit boulot », « Arrêtez-moi là », « Ils savent tout de vous », « Un voisin trop discret » (éditions Liana Lévi, collection Piccolo)