Quand on tombe sur un livre comme “Le Juif Rouge” de Stéphane Giusti, on comprend d’emblée qu’on tient entre les mains quelque chose de rare, un premier roman qui ne craint ni l’audace, ni l’ambition. Dès les premières pages, Giusti nous embarque dans une fresque épique et débridée à travers l’Europe centrale du XXe siècle, et le voyage est aussi fascinant qu’ébouriffant.
L’histoire nous plonge en 1916, dans les tranchées boueuses des Carpates, avec Aaron Tamerlan Munteanu, géant roux de deux mètres vingt, un soldat roumain résigné à mourir pour une guerre absurde. Mais voilà, Munteanu n’est pas un soldat comme les autres : il est frappé par la malédiction d’un dybbouk, une créature du folklore juif qui le condamne à errer à travers les siècles, à être témoin des persécutions, de l’antisémitisme, de l’absurdité humaine, et à survivre là où tant d’autres disparaissent. C’est un “Juif rouge”, condamné à porter le fardeau de sa judéité et de l’Histoire.
L’audace d’un roman épique et poétique
D’emblée, ce qui frappe chez Giusti, c’est son style. Une écriture d’une grande vivacité, qui sait être à la fois poétique et percutante. Il y a du souffle dans ce texte, un rythme qui ne faiblit jamais, même quand l’horreur se déploie sous nos yeux. Giusti manie les mots avec une virtuosité certaine, et sa langue est à l’image de son personnage : indomptable, insoumise, prête à toutes les fulgurances. “Le Juif Rouge” est un roman qui ose tout, qui n’a pas peur des contrastes. D’un côté, la brutalité de la guerre, des pogroms, de la Shoah ; de l’autre, des moments d’une grâce infinie, des échappées belles où l’on rit malgré tout.
Giusti joue avec le genre picaresque, il redonne vie à ce type de récit foisonnant, multiple, qui nous rappelle les grandes heures de la littérature d’Europe de l’Est. On pense à Isaac Bashevis Singer, on pense aussi à Joseph Roth, mais Giusti ne se contente pas d’imiter. Il invente son propre territoire littéraire, entre conte fantastique, épopée historique et satire politique. Il bouscule les codes, il refuse les cadres préétablis. Le résultat est déroutant, parfois halluciné, mais toujours captivant. Le juif rouge emporte le lecteur. Toujours et tout le temps. Dans une modernité folle. Je suis un juif rouge, tu es un juif rouge. Nous sommes des juifs rouges.
Un personnage en quête d’humanité
Aaron Tamerlan Munteanu est un personnage qui ne ressemble à aucun autre. À la fois victime et héros, bouffon et sage, il incarne une forme d’humanité brute, instinctive, qui refuse de se laisser abattre par le poids de l’Histoire. Sa quête à travers l’Europe centrale, de Bucarest à Odessa, de Vienne à Berlin, de Liepāja à Auschwitz, pour finalement se retrouver en Israël. A la fondation de l’Etat hébreu. Tout est juste, tout est bien pensé, le rythme du livre ne faiblit jamais et Giusti nous emporte dans cette tentative désespérée pour comprendre et enrayer la folie des hommes. Mais Giusti ne nous offre pas de réponses simples. Il pose des questions, il ouvre des portes, il nous oblige à regarder le passé en face, sans jamais tomber dans le pathos ou la complaisance.
Et c’est là la grande force de ce roman : il sait être tragique sans être larmoyant, drôle sans être cynique, profond sans jamais être pesant. Giusti réussit ce tour de force d’écrire un livre sur l’horreur sans se départir d’une forme de légèreté, d’élégance même. On rit souvent, on sourit devant l’absurdité des situations, on est ému aux larmes par la poésie qui se dégage de certains passages.
Un souffle nécessaire et contemporain
En écrivant “Le Juif Rouge”, Stéphane Giusti fait bien plus que de ressusciter le genre picaresque. Il nous offre un roman nécessaire, profondément ancré dans notre époque. Une époque où la mémoire est sans cesse questionnée, où l’on cherche à réécrire l’Histoire ou à l’oublier. Giusti, lui, prend le parti de la raconter avec toute sa complexité, sa beauté, sa violence, sa folie.
Ce livre n’est pas seulement une traversée de l’Histoire, c’est une traversée de l’âme humaine. Et Giusti, avec son humour, sa plume acérée, son goût pour les situations décalées, nous rappelle que face à la barbarie, face à l’absurde, il nous reste toujours le rire, l’amour, l’art de raconter des histoires. Des histoires qui, comme celle de Munteanu, nous rappellent que même dans la pire des ténèbres, il y a toujours une lueur, aussi infime soit-elle.
En refermant “Le Juif Rouge”, on se dit que Stéphane Giusti a réussi un pari fou : celui de nous captiver, de nous faire rire et de nous émouvoir avec un premier roman à la fois profondément littéraire et terriblement vivant. Un livre qui fait du bien, qui bouscule, qui dérange, et qui, surtout, nous rappelle que la littérature est avant tout une affaire de passion et d’audace.
En un mot, “Le Juif Rouge” est un coup de maître.
“Le juif rouge” de Stéphane Giusti, Seghers