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Davide Longo : “Le polar est le lieu où je me sens le plus libre”

Davide Longo © Paolo Giagheddu

Attention, révélation ! Davide Longo mêle sa voix puissante et originale au chœur déjà florissant du polar italien. Depuis Turin, il a répondu aux questions d’Ernest.

C’est en écrivant sur la montagne ou pour les enfants qu’il s’est fait un nom en Italie. Venu au roman noir sur le tard, Davide Longo, écrivain piémontais de 53 ans, y défie déjà les sommets. Les deux premiers volets de sa série policière, « L’Affaire Bramard » et « Les jeunes fauves », tout juste traduits en français, révèlent un conteur puissant, un styliste élégant, un observateur subtil. Un phénomène dont le charme n’a besoin que de quelques pages pour agir…

Ce prof de lettres multi-talents, également documentariste, sublime une sensibilité propre aux auteurs de polar transalpins, cette manière d’enraciner leurs récits dans leur terre d’origine, de coller aux gens du cru, de s’imprégner du contexte social et politique. Aussi fin lecteur de la comédie humaine que du silence des alpages, il y ajoute sa patte inventive, créative, imagée, dans la mise en scène des choses de la vie les plus simples.

9782702451052 V.inddSon héros Corso Bramard est un ancien flic que le sommeil a fui depuis l’assassinat de sa femme et de sa fille. « Quand tu fais un boulot comme celui-là, ressasse-t-il, tu n’as besoin de rien d’autre que d’une femme qui s’endort avant toi. Si tu as eu la chance d’en trouver une et la malchance de la perdre, autant te fracasser la tête contre un mur, car plus jamais tu ne dormiras comme avant. » Il cherche le salut dans la transmission, à la fois enseignant dans un lycée et mentor du jeune commissaire qui lui a succédé.

Corso Bramard et Vincenzo Arcadipane se comprennent sans presque se parler. Entre Turin et ses hauteurs, un mystère opaque et sanglant renforce leur complicité. Un tueur nargue Corso et le met sur sa piste, le même qui a tué les deux femmes de sa vie. Enquêter, c’est d’abord remonter de la victime jusqu’à la pulsion qui l’a frappée. C’est aussi, pour lui, survivre à l’absence. Que reste-t-il à un homme qui croit avoir tout perdu ? Qu’est-ce qui fait avancer celui qui a cessé de croire en ses semblables ?

Davide Longo philosophe sans en avoir l’air, refusant les poncifs, donnant du sens au moindre interstice du récit. Il a aussi publié plusieurs ouvrages d’art et « L’Affaire Bramard » en est une autre sorte. Sa nomination pour un prix au Festival Quais du Polar 2024* est dans l’ordre des choses. Avant qu’il vienne à la rencontre de ses lecteurs français, Ernest lui a posé quelques questions par écrit. Voici ses réponses, précises et généreuses.

Ernest. Vous enseignez, vous écrivez pour la radio et le théâtre, pour le cinéma et la télévision, pour les enfants… Quelle place occupe le roman dans tout cela ?

Davide Longo :Ecrire des romans est l’activité qui me plaît le plus. Les longues journées d’écriture, faites d’isolement mental et de solitude, sont l’univers dans lequel je me sens le plus libre. C’est là aussi où il est le plus difficile de survivre, c’est ce qui laisse le plus de marques dans votre esprit et sur votre corps : trois heures d’écriture de roman valent dix heures d’un scénario ou d’enseignement, en termes de dépense d’énergie et de douleur au dos. Et pourtant, elles passent deux fois plus vite que les autres.

Que vous apporte le roman policier par rapport à d’autres genres littéraires ?

Davide Longo : Il y a trois aspects qui me font aimer la fiction policière. Le premier est que c’est une forme littéraire populaire, qui vous permet de toucher de nombreux lecteurs. Je suis professeur, donc le moyen d’atteindre les gens que je veux atteindre est important. Le polar, un peu comme la télévision il y a quelques décennies, est un moyen de toucher des lecteurs qui ont des visions du monde et aussi des histoires culturelles très différentes : c’est un support simple dans sa conception de base, très efficace, que tout le monde sait utiliser et auquel on peut intégrer des éléments raffinés, tout sauf banals. Le second aspect est que le policier est obligé de traiter des corps, en partant toujours des corps blessés ou tués pour aller vers les corps qui blessent ou tuent. C’est un genre qui, comme l’épopée antique, fuit l’intellectualisme et l’abstraction en restant attaché à la matière. Et cela correspond à ma nature. Enfin, le roman policier est toujours un roman social, il traite de la façon dont les gens vivent ensemble, en partant de quelque chose qui a mal tourné dans cette coexistence.

Comment avez-vous créé les personnages de Bramard et d’Arcadipane ? Photo J.V. Torino Unsplash

Davide Longo : Dans ma série policière, ils supportent le poids majeur de l’enquête, mais autour d’eux gravitent de nombreux « compagnons de route ». D’autres policiers comme Pedrelli ou Isa Mancini, et des personnages liés à leur vie privé, comme Ariel. Chacun, dans sa diversité, a un trait bordeline, compulsif, obsessionnel. Dans chacun d’eux j’ai disséminé quelque chose de moi, mais dans les personnages que je crée – comme j’imagine d’autres écrivains – je projette ce que je voudrais être ou ce que je crains d’être, plutôt que ce que je suis. Je trouve ça plus libérateur.

Comment vous viennent les réflexions qui enrichissent la narration : au moment où vous écrivez ou avant de commencer ?

Davide Longo : Ces ruptures dans le réalisme et le plan, inhérentes aux faits et auxquelles j’essaie de coller l’écriture, se produisent sur le moment. C’est similaire à ce qui arrive à celui qui travaille la terre, ou qui est penché sur une pièce d’artisanat depuis des heures, puis lève soudain la tête et voit quelque chose passer dans le ciel. La distance entre le concret de ce qu’il faisait et cette vision produit alors une sorte d’étourdissement, l’intuition qu’il existe “autre chose” au-delà du simple enchaînement des atomes. Ce sont des épiphanies, justement, qui portent avec elles quelque chose de religieux, philosophique, presque sacré. Comme toute épiphanie, cependant, elle a de la force si elle est courte et foudroyante, et si on ne cherche pas à la retenir trop longtemps. Sinon, elle se dégonfle, devient rhétorique, sentimentale, psychologique. Mes personnages, comme moi, aiment donc redescendre la tête rapidement, revenir à l’enchaînement des atomes, l’endroit où ils se sentent le plus à l’aise, laissant à d’autres la compréhension ou la classification de cet autre ailleurs.

Voyez-vous la montagne comme un sanctuaire, un refuge, et la ville comme une source de corruption ?

Davide Longo : Je crois que partout où l’homme se rend, il emporte avec lui le sacré et la corruption. Les lieux ne sont que des caisses de résonance, et les hommes les cordes qui émettent le son. La forme de la boîte affecte certainement le son de la corde, mais cela ne change pas sa nature. Dans la ville, il y a les mêmes doses de compassion et de miséricorde que dans un monastère dans les montagnes. Et la même quantité de haine et d’envie. La montagne n’est qu’une caisse de résonance dont je crois bien connaître le bois et l’acoustique, grâce aux détours de mon parcours biographique. C’est pourquoi mes personnages enquêtent et vivent tous entre Turin et les Alpes de Cuneo, près de la France. De ces deux endroits, Bramard et Arcadipane respirent et lisent les traces primitives, “fondamentales” dans le sens de ce qu’est l’homme. Ils utilisent le téléphone portable, conduisent la voiture et consultent les vidéos des caméras. Mais au fond, ce sont les mêmes hommes qui portaient des peaux, chassaient et dessinaient des choses merveilleuses dans les grottes, peuplant cette plaine où des millénaires plus tard est née Turin, ou ces montagnes où nous allons marcher avec des pantalons et des chaussures techniques.

« L’Affaire Bramard », Davide Longo, Editions du Masque, 302 pages, 22,50€

*« L’Affaire Bramard » est sélectionné pour le Prix du Polar européen 2024, ainsi que « Personne ne meurt à Longyearbyen » de Morgan Audic (Albin Michel), « Feux dans la plaine » d’Olivier Ciechielski (Rouergue), « Gouine City Confidential » de Laurène Duclaud (La Manufacture de Livres), « Free Queens » de Marin Ledun (Gallimard), « Sans collier » de Michèle Pedinielli (Aube) et « Femme portant un fusil » de Sophie Pointurier (HarperCollins).

Tous les “Regards Noirs” de Philippe Lemaire sont là.

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