Dans une enquête puissante et fine, Laure Daussy raconte le quotidien des filles à Creil et, à travers elles, celui des filles de banlieues sur lesquelles un contrôle social s’exerce toujours. Un livre bouleversant.
Photo : Hannah Assouline
“Au village sans prétention, j’ai mauvaise réputation”, chantait Brassens pour railler le qu’en dira-t-on. C’est peut-être avec ce refrain en tête que la journaliste Laure Daussy (qui collabore parfois à Ernest) a décidé d’enquêter sur la fabrique des “filles faciles” à Creil dans l’Oise. C’est d’abord parce qu’elle a suivi intégralement pour Charlie Hebdo le procès de l’assassin de Shaïna, 15 ans. Son tueur qui l’a poignardée et brulée vive était son petit-ami. Bouleversée par l’histoire, Laure Daussy a voulu comprendre, en journaliste, comment il est possible qu’après #MeToo dans la France de 2019 cela puisse se produire. Elle a donc enquêté. Interrogé des filles, des garçons, des femmes et des hommes pour comprendre comment pèse le regard des autres dans ces villes de banlieue parisienne. “Dès qu’un garçon te touches tu deviens une fille facile” note Laure Daussy.
Ce qu’il ressort de cette enquête minutieuse, bien écrite et passionnante, menée à hauteur d’hommes et de femmes, c’est la façon dont cette “réputation” devient l’outil délétère d’un contrôle social accru des hommes sur les femmes. A Creil, comme dans d’autres quartiers de France, les filles évitent de sortir, de tomber amoureuses, de porter des vêtements courts ou évidemment de s’afficher avec un garçon de peur, justement, d’être cataloguée en “filles faciles” et donc d’être la proie de toutes les attaques possibles. Ce que démontre d’ailleurs, la façon dont le meurtre de Shaïna est condamné par tous les interlocuteurs de Laure Daussy tandis que son viol (requalifié en agression sexuelle au procès) est minoré, voire pis, nié. Comme si cette réputation de “fille facile” donnait tous les droits. Comme un outil moderne de contrôle social ou de vengeance. Dans les mots de Laure Daussy et de celles qu’elle interroge, il y a la volonté de comprendre, il y a l’envie de donner à voir de la nuance dans un monde qui en manque terriblement. Il y a aussi l’envie de rappeler que le féminisme doit s’intéresser à la condition de ces filles que les hommes ne veulent pas laisser être libres. Une enquête édifiante, une enquête qui fera date, une enquête à lire et à faire lire.
L’extrait qui marque
“On ne naît pas fille facile, on le devient. Par la pression des réputations, qui œuvrent, comme une épée de Damoclès, pour décider de ce qui est respectable ou non. Comme une échelle à l’aide de laquelle sont évaluées les filles sur le marché du couple et du mariage. On devient “fille facile” pour un rien, pour une attitude un peu plus “libre”, un vêtement un peu plus “dénudé”, ou même après avoir été victime d’un viol.
À Creil, ces réputations se fabriquent dans un contexte de repli identitaire, d’échec scolaire, de chômage, de pauvreté et de rigorisme religieux. Ces éléments, combinés ensemble, ont créé de véritables ghettos sexistes. Car au cœur de ces difficultés, c’est la loi du plus fort qui revient s’imposer, et la loi du plus fort est souvent une loi patriarcale.
Ce n’est pas, bien évidemment, le vécu de toutes les jeunes femmes de Creil ni celui de toutes les habitantes des autres cités. Mais que cette tragédie s’abatte ne serait-ce que sur certaines d’entre elles est déjà révoltant.”
“La réputation. Enquête sur la fabrique des filles faciles”, Laure Daussy, éditions Les échappés”.
Tous les essais transformés d’Ernest sont là.