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Le Cannes de la littérature

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Dans sa chronique mensuelle “Littérature quotidienne”, Blanche Leridon s’interroge et s’amuse à imaginer un festival de Cannes littéraire avec des prix pour les meilleurs seconds rôles dans les romans, mais pas que ! Réjouissant, amusant, et plein de subtilité. Mieux, elle livre un palmarès ! Régalez-vous et commentez.

La vie culturelle française est rythmée par une implacable saisonnalité. Au printemps le salon du livre du mois d’avril, peu commenté, cède la place, au mois de mai, au fastueux festival de Cannes. Pendant 12 jours, le pays des lettres traite avec une obséquieuse déférence son industrie cinématographique et s’enorgueillit des succès du septième art hexagonal. Il distribue les récompenses à tour de bras, se déchire sur le bien-fondé d’un palmarès, ergote à l’envie sur la prestation des uns et sur le talent des autres. Si la rentrée littéraire de septembre offre des démêlés similaires, force est de constater que films et livres sont promus, jugés ou célébrés selon des modalités très différentes. Et ces différences portent, il me semble, de regrettables injustices.

Je m’explique. Une quinzaine de prix sont délivrés chaque année à Cannes, auxquels s’ajoutent les 21 catégories récompensées aux Césars. Un même film peut être récompensé pour sa mise en scène, ses seconds rôles, sa lumière, sa musique ou son scénario. On peut reconnaître la prouesse d’une interprétation sans consacrer le film dans sa totalité. Le réalisateur peut tout emporter, comme disparaître derrière les qualités particulières de l’œuvre qu’il a orchestrée. Un livre au contraire est considéré comme (très) réussi et couronné d’un seul bloc… Ou n’est pas récompensé du tout. Seul le délicieux “prix de la page 68” inventé par Richard Gaitet prend le contre-pied.

Pourquoi peut-on compartimenter les qualités d’un film et jamais celles d’un livre ? Soit, le film est une œuvre intrinsèquement collective, il est l’addition d’une série de talents et d’expertises qui, combinées, font l’œuvre. Le chef opérateur apporte autre chose que le scénariste, qui lui-même se distingue de la metteuse en scène, de l’actrice ou du costumier. Oui mais in fine, tout cela fait œuvre, une œuvre insécable et absolue que le spectateur appréhende comme un tout. Le même découpage pourrait donc parfaitement s’appliquer aux livres qui sont, eux aussi, composés d’atomes, de ramifications multiples et parfois autonomes. Ils sont l’œuvre de leur auteur mais l’on sait bien qu’ils leur échappent toujours un peu aussi. Tout le monde a eu entre les mains un ouvrage au style virtuose mais d’une grande pauvreté narrative, un récit haletant dénué de personnages attachants, une histoire mal fichue mais dont la conclusion relève du génie ou de la fulgurance. Je sauverais bien des livres pour une seule phrase, un personnage secondaire, un mot d’esprit.

Les livres, comme les films, mériteraient leurs prix du personnage féminin, de la lumière ou du second rôle. Mais ni le Goncourt, le Renaudot ou le Fémina ne tolèrent la moindre nuance dans leur palmarès. À peine peut-on séparer leurs publics (le prix des lycéens, le prix des libraires…). Imaginez un peu : Le Médicis du grand style, Le Prix de l’académie française du meilleur personnage, L’Interallié de la première page. Car oui, mon palmarès ne se limiterait pas au paresseux décalque des prix attribués chaque année sur la Croisette. Disséquer l’œuvre littéraire pour en louer séparément les vertus, c’est reconnaître tout ce qui, en elle, participe à son génie.

Notre palmarès

118240 PhotoNMathieuMPourchetEt pour ce palmarès fantasque, j’ai déjà mes illustres nominés (que je ne pioche pas dans la seule actualité récente). Celui de la phrase de génie reviendrait – cela n’étonnera aucun de mes lecteurs assidus – à Pierre Michon, pour l’ensemble de son œuvre. Je ne m’épancherai pas davantage sur les raisons de cette nomination, déjà bien expliquée ici. Aurélien Bellanger se voit décerner le prix de l’écriture contemporaine, qu’il obtient pour Le grand Paris et pour Téléréalité. Observateur distant mais implacable de notre société, ses univers politiques et médiatiques, qu’il dissèque et décrit avec une intelligence remarquable. Le prix du récit d’Histoire – qui n’est pas le roman historique – revient sans hésiter à Éric Vuillard, pour son écriture à hauteur d’hommes ; lui qui donne à voir – par des événements présumés secondaires – des pans méconnus ou mal compris de notre histoire (mention spéciale pour le plus récent, une Sortie honorable).

Passons maintenant aux personnages. Sur le banc des nominés : Maria Pourchet et Nicolas Mathieu. La première pour le personnage de Clément dans Feu (roman génial qui mériterait aussi le prix de la construction narrative). Le second pour celui d’Hélène dans Connemara. Mon prix du second rôle féminin va chercher beaucoup plus loin dans l’histoire littéraire : la sœur de Constance dans l’Amant de Lady Chatterley, personnage certes secondaire mais déterminant et construit avec tant de soin, d’intelligence et de justesse, ou celui de Mariette, la vieille domestique d’Ariane et Solal dans Belle du Seigneur, contrepoint indispensable face aux deux héros bellâtres qu’elle contemple avec ironie et distance. Le second rôle masculin est un baron de Charlus ou un marquis de Saint Loup, personnages dessinés avec minutie et génie à la fois, pour lesquels l’emploi de l’adjectif “secondaire” représente d’ailleurs une offense.

Imaginer des prix littéraires de cet acabit, au-delà du seul amusement intellectuel que cela procure, ce serait reconnaître que la perfection littéraire n’existe pas, qu’elle peut se nicher dans une idée, un style, un personnage ou une phrase. Ce serait déconstruire et renforcer à la fois la sacro-sainte œuvre littéraire, casser le mythe de l’absolu et sortir de nos rigidités d’appréciation et de jugement. Ce serait aussi un moyen de séparer-l’œuvre-de-l’artiste, sortir par le haut des clivages de plus en plus récurrents sur le sort à consacrer aux livres géniaux pondus par des auteurs présumés infréquentables. Cette diversion serait de bon augure : c’est la littérature émancipée de son auteur qui serait célébrée, dans toute sa nuance et sa complexité.

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