Quand Frédéric Potier se souvient de son émoi devant un film, cela donne une chronique passionnante sur Marguerite Duras. A lire, ou relire.
Il y a comme ça des œuvres qui hantent votre adolescence et vous construisent comme jeune adulte. Pour moi, c’était L’Amant... dans sa version cinématographique mis à l’écran en 1992 par Jean-Jacques Annaud à partir du roman de Marguerite Duras. À 15 ans, j’étais furieusement amoureux des petits seins de l’actrice britannique Jane March (19 ans à l’époque) qui se dévoilaient à plusieurs reprises sur la télévision familiale grâce à une cassette vidéo VHS dont la valeur était ainsi pour moi inestimable. De l’intrigue je ne retenais pas grand chose, encore moins de l’époque de la colonisation française en Indochine. Mais Jane March obsédait mes nuits de jeune homme en pleine puberté. À ma décharge, si j’ose dire, je ne devais pas être un cas isolé puisque le film obtint l’Oscar de la meilleure photographie aux États-Unis et dépassa les trois millions d’entrées en salle en France.
Trente ans après, comme dirait presque Alexandre Dumas, que reste-t-il de ce chef d’œuvre ? Car, oui, il y a bien un chef d’œuvre, littéraire, à l’origine de cet immense succès cinématographique. Romancière déjà reconnue et installée, Marguerite Duras est alors une figure majeure de littérature française, par ailleurs grande amie du président de la République François Mitterrand, rencontré dans la Résistance, avec lequel elle publiera un livre d’entretiens (Le bureau de poste de la rue Dupin, Gallimard, 2005)
En 1984, à 70 ans, Marguerite Duras, nom de plume de Marguerite Donnadieu, raconte son adolescence en Indochine et narre les relations amoureuses qu’elle eut lors de son séjour en pensionnat à Saïgon. Jeune fille, Marguerite Duras fuit en effet sa mère, un frère ainé violent opiomane et la pauvreté de son foyer en dépit de son attachement à son jeune frère (Melvil Poupaud dans le film d’Annaud). Loin du carcan maternel, Duras découvre l’attirance physique pour l’une de ses camarades de pensionnat et détaille la liaison qu’elle entretient avec un homme chinois d’âge mûr. Un double tabou, même pour la société française des années 1980, qui participe du succès populaire du livre publié dans les très prestigieuses éditions de Minuit. L’Amant est couronné par le prix Goncourt l’année de sa sortie et les ventes dépassent le million d’exemplaires, inscrivant le texte parmi les classiques de la littérature française du XXe siècle. Pourtant, Duras avait failli renoncer à écrire cet opus, meurtrie par les réactions des critiques lors de la sortie de son roman Un barrage contre le Pacifique, en 1950, qui évoquait la déchéance de sa mère, escroquée par l’administration, et plus largement la décrépitude de la colonisation.
Le succès de L’Amant finit cependant par agacer Duras qui s’en veut d’avoir romancé son histoire personnelle et travesti quelque peu la réalité. Laure Adler rapporte dans sa biographie consacrée à Duras que celle-ci aurait lâché à Annaud, avant de rompre avec lui, “L’Amant c’est de la merde. C’est un roman de gare. Je l’ai écrit quand j’étais saoule”. Après avoir un temps accompagnée le film d’Annaud, et cédé ses droits, l’écrivaine se retire du projet qu’elle juge trop esthétisant (je n’ose dire léché) et dont elle ne reconnaît pas les personnages.
À 77 ans, l’auteure reprend la plume. Elle rédige un scénario alternatif qui se transforme un nouveau roman. Elle réécrit donc son récit de jeunesse qu’elle renomme après plusieurs hésitations “L’amant de la Chine du Nord” et qu’elle fait paraître chez Gallimard. Résumons, Duras a donc écrit trois textes différents, à quarante années d’intervalle, consacrés la même période. Un cas unique à ma connaissance. Si le texte est globalement bien accueilli, Libération ne peut s’empêcher de se livrer à quelques sarcasmes et de titrer “Duras dans le parc des amants“. S’agissant du texte, Duras cherche alors à reproduire le français de son amant chinois et sa langue de jeune fille, ce qu’elle appelle “le naturel retrouvé” issu de “couches de conversation juxtaposées”. Résultat : le texte est chaotique, mal ficelé, répétitif et surtout ponctué de conseils au candidat qui voudrait porter à l’écran cette nouvelle version de L’Amant ! Passons également sur quelques dialogues qui se vautrent dans l’anachronisme : “Et puis un autre jour, plus tard, beaucoup plus tard, on écrira l’histoire. (…) Si, on sait. Qu’il y aura des livres, on sait. Ce n’est pas possible autrement”.
Ceci étant dit, par fidélité à ma passion de jeunesse pour Jane March (âgée aujourd’hui de 49 ans), je vous conseille à nouveau de vous plonger dans “L’amant” dans sa version initiale, goncourisée et oscarisée. Autant vous le dire sans détour, le choc érotique reste puissant. Le texte n’a pas pris une ride (contrairement à Jane March, Melvil Poupaud et moi). Parlant de son amant chinois, la narratrice écrit : “J’étais la préférée de sa vie”. Comment faire plus clair ? Duras évoque superbement la force du désir, la découverte des corps impatients, l’attente, l’amour… et on songe inévitablement au film – et à la musique – du magnifique In the mood for love de Wong Kar-Waï. Bref, L’Amant, un chef d’œuvre incontestable, un classique à redécouvrir.
L’Amant, Marguerite Duras, éditions de Minuit.
L’Amant, Jean-Jacques Annaud, Marguerite Duras, film.
Merci de nous faire redécouvrir ce roman ;
C’est important de relivre un livre fort vingt ans plus tard et de comparer ses souvenirs , ses émois au regard du temps qui passe.
[…] Ce classique intemporel raconte l'histoire d'une passion dévorante entre une jeune fille française et un homme chinois à l’époque coloniale en Indochine. La prose poétique de Duras, empreinte de mélancolie et de désir, fait de ce roman une œuvre profondément sensuelle, explorant les méandres de l'amour et du désir interdit. Frédéric Potier vous en parlait ici. […]