3 min

Quand l’éléphant ne trompe pas

Nam Anh QJbyG6O0ick Unsplash

Cette année Frédéric Potier (chroniqueur essais d’Ernest) vous propose un pas de côté. Ou plutôt un voyage dans le temps grâce à un retour sur des classiques ou des livres sublimes qui n’ont pas connu le succès qu’ils méritaient. Première livraison : un Gary dont on ne parle plus vraiment.

Cette première chronique de “back to classics/chefs d’œuvres oubliés” est consacrée au roman de Romain Gary, “Les racines du ciel” paru en 1956. Diplomate de carrière, consul général à Los Angeles, Gary apprend qu’il obtient le prestigieux prix Goncourt pour ce roman alors qu’il assure l’intérim de l’ambassadeur de France en Bolivie à La Paz. Il n’a alors que 42 ans et c’est une véritable consécration même si l’écrivain a déjà connu le succès avec “Éducation européenne” sorti en 1945.

L’intrigue des “Racines du ciel” tourne autour d’un jeune homme, Morel, qui s’est pris de passion pour les éléphants au Tchad (alors colonie française) et qui a décidé de défendre ces grands mammifères contre les ravages du braconnage et du commerce de l’ivoire. Lors de son enfermement dans les camps de concentration nazis, les éléphants étaient pour Morel la source d’une évasion virtuelle. Rêver des éléphants c’était l’assurance de s’évader intellectuellement et d’offrir à la barbarie une forme de résistance inébranlable.

Les critiques ont d’emblée considéré qu’il s’agissait d’une métaphore et que les éléphants symbolisaient au choix la liberté ou les droits de l’homme (n’oublions pas que nous sommes en pleine guerre froide). Les choses sont évidemment un peu plus compliquées que cela. Dans “La nuit sera calme“, le génial et drolatique livre d’entretiens fictifs avec le journaliste François Bondy, dans lequel Gary écrit en réalité les questions et les réponses, le romancier indique en 1974 avoir voulu surtout plaider “pour la défense du milieu humain dans son sens le plus large, avec tout ce que cela suppose de respect pour l’homme, de liberté, d’espace et de générosité“. Mais dans sa préface à la nouvelle édition de 1980, il rappelle que “les éléphants de son roman ne sont nullement allégoriques, ils sont de chair et de sang, comme les droits de l’homme justement”. Comprenne qui pourra, Gary n’était pas à une contradiction près. On peut supposer humblement que le réel et l’idéal se superposent sous la plume d’un auteur génial dont l’attachement aux animaux et aux libertés fondamentales étaient indissociables (ce qui est parfaitement révolutionnaire pour l’époque).

Premier roman écologique

GarycielRetenons, en dépit de cette incertitude, que “Les racines du ciel” s’avère un texte majeur de la littérature dans la mesure où c’est peut-être l’un des premiers romans clairement écologistes du XXe siècle. À l’époque, le mot même “écologique” était d’ailleurs pratiquement inconnu. L’auteur s’inquiète, bien avant René Dumont et Greta Thunberg, que “L’espèce humaine soit entrée en conflit avec l’espace, la terre, l’air même qu’il lui faut pour vivre”. Gary voulait intituler son ouvrage “Éducation africaine” comme pour bien marquer la prise de conscience qu’il appelait de ses vœux alors que 30 000 éléphants étaient tués chaque année.

L’écrivain y pose aussi la question de l’engagement et de la responsabilité individuelle de toute une génération. Peut-on assister sans réagir à la destruction du vivant ? Morel est ce héros idéaliste des temps modernes qui conçoit la liberté comme quelque chose de plus grand que l’Homme et qui se moque dans grandes idéologies. Les héros de Gary n’ont que faire des grands discours pour justifier le capitalisme, le colonialisme, le nationalisme ou le communisme… ils cherchent avant tout à sauver la “marge humaine“, ce résidu d’espoir qui réside au fond de chaque homme qui lui offre la possibilité d’agir vigoureusement pour faire ce qui est juste.

Étonnamment “Les racines du ciel” demeure l’un des livres de Gary les moins plébiscités, y compris par les fans de l’auteur. On lui préfère généralement “La promesse de l’Aube” ou, sous la signature d’Emile Ajar, “La vie devant soi” ou “Gros Câlin”. Il est vrai que le texte fait plus de 400 pages, traîne un peu en longueur et que l’auteur passe d’un personnage à l’autre, avec une construction en récits imbriqués, sans trop ménager le lecteur qui se retrouve parfois un peu perdu dans la savane africaine…
Mais c’est tout le génie de l’écrivain et du diplomate d’avoir capturé de manière saisissante  la difficile articulation, voire les contradictions, entre le progrès humain et la préservation de l’environnement. Un auteur visionnaire, en somme, pour celui qui était considéré avec suspicion par ses collègues diplomates en raison de ses excentricités répétées et avec mépris par les critiques de l’époque qui considéraient que Gary maltraitait la langue française. Sans parler évidemment  de l’antisémitisme et de la xénophobie insidieuse…

Il faut donc lire “Les racines du ciel”, pour se replonger avec délectation dans la langue, la pensée féconde et surtout l’ironie mordante de l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. Un chef d’œuvre oublié à retrouver dans la collection la Pléiade ou en poche, chez Folio.

Toutes les inspirations d’Ernest sont là.

1 commentaire

  • Je viens de terminer ce roman bouleversant et inoubliable. Il permet de redresser la tête… quelque chose qui nous dépasse..de plus grand que nous… liberté égalité fraternité DIGNITÉ.
    Merci pour tous vos conseils judicieux
    Françoise Aziz
    PS: merci à Frédéric Potier, rebelle mais pas désespéré !!!!!!

Laisser un commentaire