Quand le président Macron lance l’idée de “fin de l’abondance”, Renaud Large convoque le Orwell social dans un miroir. Quand la littérature raconte le monde et la politique.
Cette année, l’été indien n’a pas eu le temps d’étirer le sacre du soleil de ses effluves mélancoliques. Le Président Macron est venu asséner le coup de grâce aux vacanciers résistants, aux insoumis de la rentrée : le tocsin de la fin de l’abondance avait sonné. À notre corps défendant, nous sommes entrés dans l’ère des pénuries. Le spectre du manque rôde désormais sur une société repue de surconsommation. Nous craignions l’indigestion, mais ce sont les privations qui vont nous saisir. Nous hésitions à emprunter le chemin de la sobriété, nous allons finalement être projeté dans le ravin de la décroissance subie. Le châtiment s’abat, la pénitence n’y changera rien.
Saisissante, la formule pose un voile pudique sur plusieurs points. La fin de l’abondance va-t-elle concerner l’ensemble du corps social ou une partie de celui-ci ? Les pénuries frapperont-elles tout le monde ? Serons-nous tous égaux devant la misère ? Rien n’est moins sûr. Pour ceux que cette prophétie inégalitaire inquiète, j’ai repensé au formidable texte de l’écrivain Georges Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres. L’auteur y raconte sa plongée dans la pauvreté au sein des capitales française et anglaise à la fin des années 1920. C’est à la fois un témoignage et une réflexion profonde sur cet état, parfois temporaire, souvent chronique, qu’est l’indigence.
Avec sa lucidité crue, Orwell fait voler en éclats les faux-semblants. Contrairement aux vœux des ordres mendiants ou de Cyril Dion, le dépouillement n’élève pas l’âme. La pauvreté révèle souvent la part la plus veule de l’humanité. Il écrit : “Curieuse sensation qu’un premier contact avec la “débine” (…) Vous vous imaginiez que ce serait très simple : c’est en fait extraordinairement compliqué. Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez à découvrir. Les expédients auxquels elle vous réduit, les mesquineries alambiquées, les économies de bout de chandelle.”
L’auteur trace parfois des perspectives un peu plus réjouissantes, en percevant dans sa condition, une modeste invitation à profiter de l’instant présent; une sorte de méditation pleine conscience sui generis. Il nuance ainsi : “Vous avez découvert l’ennui, les petites complications mesquines, les affres de la faim, mais vous avez en même temps fait cette découverte capitale : savoir que la misère à la vertu de rejeter le futur dans le néant.” C’est peut-être un maigre remède contre les lendemains qui déchantent; une petite consolation que constitue la neutralisation de l’angoissante anticipation.
Inventaire du dénuement
Mais Orwell ne s’arrête pas là. Il poursuit son inventaire positif du dénuement. Il enfonce le clou, flirtant avec l’ironie : “Il est un autre sentiment qui aide grandement à supporter la misère. Tous ceux qui sont passés par là doivent sans doute l’avoir connu. C’est un sentiment de soulagement, presque de volupté, à l’idée qu’on a touché le fond. Vous avez maintes et maintes fois pensé à ce que vous feriez en pareil cas : eh bien ça y est, vous y êtes, en pleine mouscaille – et vous n’en mourez pas. Cette simple constatation vous ôte un grand poids de la poitrine.” À plus de cinquante ans d’intervalles, le constat orwellien résonne de manière troublante avec la philosophie nihiliste de Tyler Durden, l’anti-héros mythique du Fight Club.
Néanmoins, quel que soient les contours réels de la misère saisis par Orwell ou attrapés par Macron, il ne constitue pas un horizon de vie désirable. Gageons que la soif de progrès et le goût de la satiété conjurent la funeste prophétie de la fin de l’abondance.
Toutes les chroniques “La politique est un roman” de Renaud Large sont là.