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Quitter les Thénardier

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” Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.”

Des mots qui parurent en libraire le 3 avril 1862, il y a 160 ans. Ce jour-là, dans les librairies de Paris, de France et d’ailleurs paraissent donc les deux premiers tomes d’un livre qui, aujourd’hui encore, constitue une référence politique et littéraire. Cette phrase est la seule de la préface. Quand Hugo publie “Les Misérables”, il est un écrivain en exil à Guernesey. Il a été banni pour ses activités politiques. Ce livre, il l’a en tête depuis longtemps. Il voulait d’abord l’appeler les Misères. Les premiers écrits tiennent plus de la théorie politique que du roman. On voit les ficelles dirait-on d’un mauvais théâtre de marionnettes. Et puis Hugo, en poète, en écrivain, en politique, en maître du récit, alors qu’il est en exil crée Jean Valjean, Marius, Fantine, Les Thénardier, Javert, Gavroche et Cosette. Les Misérables. Ces figures qui deviennent très vite familiers à tous les lecteurs et qui au travers de leurs destinées individuelles racontent aussi la destinée collective de l’époque dans laquelle ils évoluent, cette première moitié du 19e siècle où les combats sont légions et où tout tangue. Chacune et chacun est porté par l’idéalisme de Marius, le courage de Gavroche, la force de Cosette. Tandis que nous sommes tout autant révoltés ou interpellés par les Thénardier ou Javert. Force du romanesque de nous faire accéder à des sentiments contradictoires qui nous rendent meilleurs, et plus éclairés.

Hugo nous donne accès à la complexité du monde grâce à la fiction. Comme dans Notre-Dame de Paris, ou Quatre-Vingt Treize qu’il écrira aussi à Guernesey, dix ans après les Misérables, il pratique grâce à la fiction et à ses personnages l’imbrication nécessaire et souhaitable des inspirations individuelles et des aspirations collectives.

Son roman est profondément politique, mais il est avant tout profondément romanesque. Certainement que les Misérables ont fait plus dans l’émergence d’une conscience de classe que le manifeste du Parti communiste, comme la musique des Beatles fera plus pour les révolutions des années 60 que les écrits de Lénine, en ce sens que l’art – littéraire, musical, pictural, ou quelque soit sa forme – possède la capacité unique de nous mettre en mouvement vers ce que nous sommes individuellement et collectivement.

160 ans après, les problématiques des Misérables ont muté, mais les Misérables existent toujours. Ce roman permet toujours de comprendre et de saisir le monde. Surtout au travers de sa fiction universelle, Hugo a dressé le tableau unique de ce qui peut constituer la volonté d’émancipation, la conquête de la liberté face à tous les Thénardier qui nous entourent. Thénardier de nos peurs personnelles de franchir des étapes, Thénardier de nos quotidiens qui par leur façon de relationner avec nous contribuent à nos empêchements, et Thénardier politiques boutiquiers qui – souvent – empêchent le pays d’avancer. Tout cela est dans les Misérables. Comment se mettre en mouvement, aussi. Avec les échecs, les réussites, les peines et les joies. La force de ce livre est de donner, 160 ans après sa publication, la force à chacun de quitter les Thénardier symboliques qui nous habitent et de semer tous nos Javert. Chacune et chacun peut le faire pour lui-même, la fiction l’y aidera. En revanche, sachons collectivement échapper aux Thénardier qui veulent mettre notre pays sous coupe réglée, et aux Javert qui veulent laver plus blanc que blanc.

Dans ces moments que nous vivons nous n’avons, peut-être, jamais eu autant besoin de fictions qui disent le monde. Fictions d’hier, d’aujourd’hui, et aussi de demain. Pour redonner de la force à nos mouvements. C’est certainement cela l’enseignement d’Hugo que nous pourrions appeler ce matin, l’enseignement du 3 avril.

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