Dans son “Regards noirs” de rentrée, Philippe Lemaire nous propose trois romans signés de trois nouveaux monstres du roman noir. Déon Meyer, Frédéric Paulin et William Boyle qui tous les trois signent des livres intenses et réussis après des grands succès. Revue d’effectif.
Ils nous ont ébloui au cœur d’une sombre année 2020 avec, chacun dans son registre, des romans puissants qui marquent pour longtemps. Pour le Sud-Africain Deon Meyer, le Français Frédéric Paulin et l’Américain William Boyle, c’est maintenant le temps du livre d’après, le plus délicat à penser et à accoucher : les attentes des lecteurs sont élevées, la déception interdite. Voici comment ces trois auteurs ont relevé le défi et ce qu’ils nous offrent en cette rentrée.
Deon Meyer, « La femme au manteau bleu » (Série noire, 192 pages, 14 euros)
Son précédent opus, « La Proie », suite tardive de « L’âme du chasseur » (2005), est apparu comme un roman total, une synthèse parfaite de ses thè
mes favoris (reconstruire sur les braises de l’apartheid, réconcilier les ennemis d’hier, vivre avec un passé violent…) et de ses genres de prédilection (espionnage, polar, thriller politique). Cette fois, avec ce texte court et dense, le romancier du Cap adopte un ton plus léger, sans pour autant renier ses ambitions.
Ses personnages-fétiches, les inspecteurs Vaughn Cupido et Benny Griessel, héritent une fois encore d’un cadavre embarrassant. La routine pour ces enquêteurs d’élite appelés sur toutes les affaires difficiles. Un corps de femme abandonné au bord d’une route, nu, passé au détergent, auquel ils vont rendre son identité et sa dignité, sur une terre sud-africaine où les morts ne sont pas toujours innocents. En grattant les indices, ce duo complice et bourru, profondément attachant, va mettre au jour une page ignorée de son passé commun : le pays abrite des trésors artistiques entrés avec les vagues d’immigration qui l’ont peuplé.
Mais le flic métis et son collègue blanc nous en disent plus long que cette seule révélation historique. A travers leur gouaille et leurs non-dits, l’auteur esquisse un idéal d’entente interraciale, charpenté par le respect et l’éthique. Revenus de tout, alcool, divorces et humiliations, ces deux quadras en reconstruction s’épaulent sans arrière-pensées. « La couleur ne s’applique qu’aux blancs qui n’ont jamais souffert », glisse Cupido à son partenaire, comme une évidence. L’idéal de la nation d’arc-en-ciel s’est flétri, nous dit Deon Meyer, mais n’a pas tué l’amitié.
Frédéric Paulin « La nuit tombée sur nos âmes » (Agullo, 288 pages, 21,50€)
Comment rebondir après une saga incarnant les aspirations les plus nobles de la littérature noire ? Avec sa trilogie Benlazar, l’auteur rennais a porté un éclairage inédit sur la terreur djihadiste qui s’est imposée à notre société, à nos vies. Avec cette fresque couvrant trente ans de notre Histoire, il a osé bâtir une fiction sur des évènements encore frais dans nos mémoires. Imposant une marque de fabrique forte : précision absolue des faits, distance avec les personnages réels, émotion concentrée sur les personnages fictifs.
S’il change de toile de fond (du terrorisme à la contestation politique) et d’unité de temps (en jours plutôt qu’années), il recourt à nouveau à la fiction d’espionnage pour revisiter un évènement dramatique récent. En l’occurrence, le G8 de Gênes en juillet 2001, ses batailles de rue, sa spirale répressive, ses morts. Et une fois données toutes les clefs documentaires au lecteur, sur le contexte et les personnages-clefs de l’époque, le récit s’emballe très vite, véritable vortex où l’affrontement de logiques contraires mène au pire.
Comme dans sa trilogie, Frédéric Paulin varie sans cesse les points de vue, cette fois entre politiques, journalistes, activistes et policiers. Il met en relief les conflits d’intérêt, les manipulations. Fascistes dans la police italienne, anarchistes chez les pacifistes, policiers chez les casseurs, l’infiltration est la règle. Dans le récit heure par heure de ces journées où un État perd pied, il confronte ce qui est vécu sur le terrain à ce qui en est rapporté : « La réalité est ce qu’on décide d’en dire », cingle un conseiller du gouvernement Berlusconi. La mécanique est à la hauteur du propos : jusqu’au bout, on se demande si les infiltrés vont-être démasqués ou s’en sortir pour raconter leur vérité ?
William Boyle « La cité des marges » (Gallmeister, 432 pages, 24,40€)
Cet ancien disquaire new yorkais a régénéré l’un des thèmes les plus éternels du roman noir : la fuite d’un monde étriqué, l’évasion vers des jours meilleurs. Dans « L’Amitié est un cadeau à se faire », trois femmes taillent la route pour trouver qui elles veulent être, lassées d’être grugées par un environnement masculin bas de plafond. De Brooklyn à Brooklyn, dans une euphorie contagieuse, leur cavale se révèle méchamment drôle.
Pour son deuxième roman, William Boyle plante ce même décor d’un quartier qu’il connaît depuis l’enfance. Brooklyn, certains s’en contentent, d’autres aspirent à mieux, la plupart sont frustrés. Dans une atmosphère à la Martin Scorsese (celui des débuts et de « Mean Streets »), sur fond de musique des années 1990, il fait se croiser trois familles en manque de père, met en scène des rencontres, crée des couples. Les femmes ont le beau rôle : on sent qu’il les admire, qu’elles sont pour longtemps le centre de son monde littéraire.
Comment fuir Brooklyn, donc, comme dans d’autres romans noirs américains on fuit les Appalaches ou le Midwest pour enfin exister ? Quitter cet endroit où l’on a grandi quand il est à la fois le meilleur et le pire, le plus rassurant et le plus étouffant ? Ici, plutôt que sauter dans une Cadillac aux chromes éblouissants, on s’accroche aux livres, on se voit dans le cinéma. Sur tous pèse le deuil d’un père, d’un mari ou d’un enfant… L’absence, le vide. Les morts étaient bons, ils laissent des regrets. Va-t-il y en avoir d’autres ? Entre espoir et amertume, noirceur et dérision, William Boyle tisse un suspense tout en retenue où l’on a envie de savoir, non pas qui a tué, mais qui va vivre.
Tous les “Regards noirs” d’Ernest sont là.