13 min

Jacques Abeille ou la création d’un monde immense

Abeille4

Ce mois-ci, Thomas Mourier nous parle d’une aventure littéraire, d'un voyage multiple qui explorent de nombreuses contrées de nos âmes humaines.  D'un voyage livre signé Jacques Abeille qui réinvente aussi le rapport entre littérature et imaginaire. Superbe. N’oubliez pas qu’avec le code promo ERNEST vous pouvez découvrir Bubble, l’appli idéale des fans de BD pendant un mois sans engagement.

Quarante ans après sa création et un destin éditorial chaotique, le cycle des Contrées s’achève avec la parution de deux derniers livres : Les Carnets de l’explorateur perdu & La Vie de l’explorateur perdu, publié fin 2020 au Tripode.

Assez unique dans le paysage littéraire français, on illustre souvent “le cycle des Contrées” en le désignant comme le chaînon manquant entre Tolkien et Julien Gracq : entre la puissance de l’imaginaire, la crédibilité du monde qui s’étant au fil des textes et le merveilleux à l’œuvre que l’on peut retrouver dans le Seigneur des Anneaux, mais aussi ses héros « faibles », sur qui personne n’aurait misé,  qui racontent une aventure qui dépasse l’expérience humaine à la première personne. Entre le plaisir de laisser couler les mots, le mélange des genres & disciplines, l’interrogation sur les événements historiques et l’éthique que l’on peut trouver dans le Rivage des Syrtes, mais aussi l’approche du poème en prose, l’écriture technique ou la place discrète de l’autobiographie.

Abeille-verse

À 78 ans, le poète et romancier Jacques Abeille met un point final à un ensemble de textes qui se croisent, se citent, se complètent sans en faire pour autant des suites et dont il n’est pas le seul auteur. Un roman de feuilleton infini (plusieurs livres s’interrogent sur comment finir un texte) qui se déroule sur plusieurs époques & générations, et écrit à plusieurs mains.

À la manière de ses grands ensembles cinématographiques qui partagent un univers commun, tout en laissant chaque film se développer dans une direction, mais en impliquant des cross-overs, en intégrant des personnages d’un titre dans un autre pour créer des ponts, les livres de Jacques Abeille sont conçus comme des titres indépendants qui pourtant communiquent tous entre eux.

Certains titres sont revendiqués par des écrivains de fiction, Abeille ne signe que la couverture : Ludovic Lindien, Barthélemy Lécriveur, Brice Cléton ou Léo Barthe sont les doubles de l’auteur et tissent des liens entre eux. D’autres sont signés dans notre réalité par Léo Barthe, son hyponyme (qui publie des recueils érotiques, mais on y revient plus bas) qui est également un personnage, créant une brèche entre le paratexte et la fiction.

Barthélemy L’écriveur est le premier pseudonyme de l’auteur, sous lequel ses premiers textes ont été publiés. Dans le Veilleur du jour, le texte glisse de la 1ère à la 3ème personne quand un autre personnage récupère les écrits du protagoniste, un jeu méta qui reflète celui de l’écrivain. On pense à Antoine Volodine et ses nombreux pseudonymes et doubles de fiction qui se répondent et dont les alias peuvent être à la fois personnages ou les écrivains qui signent les textes.

Figures de l’écrivain (maudit)

Publié en 1982, les Jardins Statuaires sera ponctuellement redécouvert et réimprimé chez plusieurs éditeurs, tandis que les autres livres ou nouvelles du cycle sont publiées çà et là. Ce sera en 2010 que les Éditions Attila (le catalogue passe au Tripode en 2013) remettent en avant le travail de Jacques Abeille avec une nouvelle maquette, une ambition de reconstituer le cycle et surtout des couvertures originales du dessinateur François Schuiten. Deux créateurs aux imaginaires voisins, dont la rencontre va provoquer une renaissance des textes d’Abeille en librairie, mais également la production d’un livre inédit mêlant textes et dessins, les Mers Perdues. Puis ce sera l’édition en poche, chez « Folio SF » ces dernières années qui ont permis aux écrits d’Abeille de rencontrer un nouveau public.

Étrangement, dès les premiers textes, les Jardins statuaires et le Veilleur du jour, les personnages principaux sont écrivains et restent en marge. Et ce sera le cas dans presque tous les livres du cycle, les manuscrits, lettres et travaux de ces auteurs sont immanquablement perdus, mis au ban, interdits ou confisqués. Les narrateurs qui consignent sont dangereux, ils peuvent mettre un monde en péril, provoquer sa chute ou déstabiliser l’homme le plus fort de l’empire. Incomprise ou trop absorbée par leurs œuvres, cette figure sera récurrente dans les textes suivants de l’auteur sans qu’on sache comment il a anticipé cet écho avec la réception difficile de son œuvre.

De l’autobiographie au culte du secret

Abeille1Le monde de Jacques Abeille est peuplé de personnages solitaires, de jumeaux et de doubles, d’écrivains qui changent de noms et de patronymes mystérieux. L’auteur l’a souvent expliqué en interview, lui qui est un enfant adultérin, orphelin recueilli par son oncle, frère jumeau de son père et qui hérite d’un nom emprunté. Une part autobiographique que l’on retrouve en creux dans son œuvre, pour lui qui a toujours été attentif aux théories freudiennes.

L’auteur et son double, qu’il soit ami, fils ou gardien, hantent chaque livre des Contrées. Les jumeaux aux histoires troubles, les pères absents nimbés de mystères, les familles éclatées dont ont refait l’histoire sont les thématiques qui sous-tendent les différents récits, en étant tour à tour moteurs ou sujets de l’histoire. Une quête des origines qui relie tous les textes du cycle où les fils partent sur les traces de leurs pères, des traces qui n’ont pu être effacées seulement remplacées par d’autres.

Le secret rejoint l’oubli dans ces livres. Que ce soit des secrets de famille, des peuples aux mœurs mystérieuses, des secrets d’état ou rites impénétrables, la fiction revendique l’importance des mots à la fois pour soutenir la mémoire ou la transmission que celle de dérouter, d’épaissir le mystère par sa poétique ou ses sous-entendus. Des biographies-monde des Jardins statuaires aux signes polysémiques trouvés dans Les Carnets de l’explorateur perdu, en passant par les réflexions du Veilleur du jour ou les notes épistolaires du narrateur des Mers Perdues, chaque narrateur dévoile autant qu’il renforce le mystère. Mais chez Abeille, les écrivains sont surtout des archivistes, Ludovic Lindien qui sera le grand biographe de son père, mais aussi un ethnologue amateur attentif, Brice Cléton qui passe une partie de sa vie à classer, trier et répertorier les écrits des autres ou Barthélemy Lécriveur qui n’a ni mémoire ni biographie et pourtant écrit pour se souvenir.

Une écriture basée sur les fantasmes, les rêves dont on peut décoder les clefs. Un agencement de visions porté par un style fluide qui prend la liberté de se charger d’employer des tournures absentes de la littérature contemporaine pour parfaire cette illusion de rêve éveillé.

« Est-on jamais assez attentif ? » Peut-on lire au début des Jardins statutaires, une mise en garde pas si anodine en incipit d’une fresque de 11 livres qui réécrivent les mêmes moments, les mêmes biographies, les mêmes lieux à travers des points de vue, des places ou des temps différents.

La censure et l’érotisme

Toute la littérature de Jacques Abeille travaille l’érotisme, à des degrés différents. L’écrivain est connu pour ses romans et Abeille2nouvelles pornographiques publiées la Musardine (Camille, Zénobie) ou regroupées chez le Tripode dans De la vie d’une chienne sous le pseudo de Léo Barthe, ou plutôt l’hyponyme de Léo Barthe.

On peut y ajouter les Chroniques scandaleuses de Terrèbre qui font écho au Veilleur du jour, au procès du maître dans La Barbarie. Mais surtout Les Voyages du fils où Ludovic Lindien rencontre tour à tour Barthélemy Lécriveur et Léo Barthe. Devenu un vieil homme, Barthe lui parle de littérature et de texte érotique, de secrets de famille et de noms qui cachent d’autres noms et dévoile le thème de quelques-unes des nouvelles érotiques qui composent le livre Chroniques scandaleuses de Terrèbre qui s’adjoint au cycle des Contrées.