Ce mois-ci l’attention de Tanguy Leclerc s’est portée sur la couverture intrigante du roman de l’autrice palestinienne Adania Shibli, Un détail mineur paru chez Actes Sud. Un récit brut qui explore les traumatismes du conflit israélo-palestinien et nous rappelle que certaines cicatrices ne s’estompent jamais. Qu’elles soient géographiques, physiques ou psychiques.
C’est fou ce que l’on peut être conditionné par ses goûts littéraires. Pour ma part, à force d’arpenter les rayons polars des librairies j’ai fini par identifier les codes graphiques qui caractérisent les couvertures des ouvrages de cet univers. Qu’elles soient dépouillées ou au contraire méticuleusement construites, leur force réside dans leur capacité à déclencher une réaction immédiate chez le lecteur.
Je suis tombé sur le roman d’Adania Shibli dans un rayon littérature arabe. Loin de l’univers du polar, donc. Pourtant, si Un détail mineur a attrapé mon regard, c’est que la construction de son illustration est si intrigante qu’elle vous force à la décortiquer. Tout, dans cette couverture, est fait pour interpeller.
La juxtaposition de ce visage nébuleux, d’un bout de carte géographique que l’on devine être la Cisjordanie, et du titre amène inévitablement à se demander où l’auteur veut nous emmener avec ces fragments d’indices.
Contre toute attente, la prise en main de ce livre débute par une démarche similaire à celle d’un enquêteur. Il s’agit d’interpréter les éléments en notre possession : qui se cache derrière ce visage flou au faux air de fantôme ? Quel secret abrite la zone présente sur la carte ? Quel piège renferme le titre ? Car nous savons bien que toute investigation repose justement sur des détails mineurs qu’il s’agit de ne pas occulter. En extrapolant, on peut d’ailleurs considérer que les frontières que dessinent les lignes de la carte s’apparentent à des balafres qui cisaillent le visage de notre inconnue. Déchirement, blessures, cicatrices, quête d’identité… Voilà une piste prometteuse.
Un livre qui questionne, interpelle, bouleverse
Au fil de son récit, Adania Shibli nous apporte peu à peu tous les éléments de réponses à nos questions. L’histoire qu’elle nous raconte et qui s’articule en deux temps est bien celle d’un drame : le viol collectif et le meurtre d’une jeune bédouine du Néguev par des soldats israéliens en août 1949. Soit un an après la première guerre israélo-arabe et l’événement fondateur non seulement de la création de l’État israélien mais aussi de l’identité palestinienne autour de la Nakba – cette « catastrophe » désignant l’exode forcé des populations arabes.
Cette première partie nous plonge de façon brutale et dénuée de tout pathos au cœur de l’incident. L’action est rythmée par l’hostilité de la terre occupée par les soldats et l’oppression exercée par l’officier à travers les yeux duquel se déroule l’action. Un maniaque de l’ordre et de l’hygiène qui n’a de cesse de nettoyer la plaie laissée sur sa peau par une piqure d’araignée. Une blessure infectée qui peut être vue comme le symbole de la souffrance originelle des Palestiniens. Un détail qui le ronge au point de lui faire perdre sa lucidité et de lui faire commettre l’irréparable.
La deuxième partie du roman – qui se déroule soixante-dix ans plus tard – nous embarque dans la vaine tentative d’une Palestinienne d’aujourd’hui, obsédée par l’incident qu’elle découvre par hasard dans la presse, d’en retrouver la trace.
Le début du chapitre nous révèle le détail mineur mentionné dans le titre de l’ouvrage : le fait que le drame se soit produit vingt-cinq ans jour pour jour avant la naissance de cette détective en herbe. L’événement agit sur elle comme un déclic. Nous la suivons dans son investigation qui la mène de Ramallah à la frontière israélo-égyptienne. Une quête de vérité et un combat contre l’oubli qui lui fait franchir toute sorte de barrières : militaires, physiques, psychiques, mentales.
Car comme Adiani Shibli ne cesse de l’illustrer dans son roman, dans ce pays oublié de la paix, les frontières ne sont pas que géographiques. « C’est qu’ici, les frontières imposées entre les choses ne manquent pas. Il convient d’y faire attention et de veiller à se mouvoir en s’y conformant. Ceux qui savent naviguer à la perfection entre les frontières, sans les outrepasser, sont une minorité ; je n’en fais pas partie », confie notre enquêtrice-narratrice.
Celle-ci souffre de son incapacité à concevoir les limites entre les choses et à apprécier celles-ci de manière logique et rationnelle ; « ce qui fait que, souvent, je vois les crottes de mouches sur le tableau au lieu du tableau lui-même », regrette-elle. Pourtant, « certains sont d’avis que se concentrer sur les détails mineurs est le seul moyen d’accéder à la vérité, voire la preuve ultime de cette dernière », écrit Adiani Shibli. Une façon de considérer qu’aussi insignifiant soit-il au regard des innombrables atrocités perpétrées dans le conflit israélo-palestinien, le viol de la jeune bédouine porte finalement en lui l’essence même de la tragédie du peuple palestinien.
Bien qu’il en possède certains composants, Un détail mineur n’a rien d’une enquête standard. Il s’agit plutôt d’une quête personnelle menée par une Palestinienne contemporaine, au nom de tous les siens. La force du roman d’Adania Shibli réside dans l’intelligence et la finesse avec laquelle elle dénonce un conflit qui a fini par gommer tous les détails de la vie des Palestiniens avant l’occupation israélienne. Une vie désormais rythmée par le son des tirs, des sirènes des jeeps de l’armée, des hélicoptères, des avions de guerre, des bombardements, des sirènes d’ambulances… « C’est ainsi depuis fort longtemps, au point qu’il ne reste plus beaucoup de gens en vie qui soient capables de se souvenir des petits détails de la vie qui régnait avant cela », écrit-elle, fataliste.
Le passage que l’on a aimé
« Je finis par prendre les cartes posées à côté de moi. J’ouvre d’abord l’israélienne pour essayer de repérer l’endroit où je me trouve, en m’aidant du numéro inscrit sur le dernier panneau que j’ai aperçu au bord de la route. Il me reste à parcourir une ligne droite, mais courte, pour atteindre mon prochain objectif, lequel apparait sur la carte comme un petit point noir, quasiment seul au milieu d’une vaste mer de couleur ocre. J’attrape ensuite celle qui représente le pays avant 1948. Saisie d’effroi, je m’empresse de la refermer, car les villages palestiniens que cette mer ocreuse de la carte israélienne semble avoir tous engloutis y figurent par dizaines. Pour un peu, leurs noms me sauteraient littéralement aux yeux ».