Souvenez-vous, ce n’était pas il y a si longtemps. Ce temps béni où l’on se passionnait pour les débats et les affrontements de la primaire démocrate américaine. Avec Pete (au nom imprononçable) Buttigieg, avec oncle Bernie qui promettait à l’Amérique un changement radical et qui se déclarait ouvertement socialiste, et aussi avec Joe Biden. Bref, une époque superbe. Elle reviendra bientôt et c’est pour cela que l’essai que nous recommande cette semaine Frédéric Potier retient grandement notre attention. Pour tous les fans de “A la maison Blanche”, de politique américaine et finalement de Politique tout court.
La politique américaine est une passion que je sais largement partagée parmi les lecteurs d’Ernest !. Cette passion dévorante n’est pas sans lien avec la diffusion depuis plusieurs années de films et de séries TV de très grande qualité. Il faut rendre à cet égard un hommage tout particulier à The West Wing (A la maison blanche en français) qui nous a tenu en halène pendant 7 saisons de 1999 à 2006 en décortiquant les ressorts complexes du mécano institutionnel américain. Pendant les années Bush Jr. nous avions donc comme locataire par substitution de la Maison blanche un certain Josiah Bartlet, président de fiction, homme d’État humaniste et philosophe incarné par l’excellent acteur Martin Sheen.
Et nous avons rêvé d’être tour à tour Josh, Léo, Toby ou Sam Seaborn, rédigeant discours et prodiguant conseils avisés sur l’économie ou la politique internationale au « chef du monde libre »… (j’adore la modestie de cette expression typiquement américaine…). The West Wing s’achève par l’élection d’un président latino quelques mois avant l’entrée en lice – dans le monde réel – d’un jeune sénateur alors peu connu, un certain Barack Obama… on connaît la suite.
En 2013, un grand renversement s’opère avec l’arrivée sur nos écrans de House of Cards, avec Kevin Spacey en guest star, qui résume la politique américaine à une succession de coups (dans tous les sens du terme) à l’inspiration ultra-machiavélienne très prononcée. L’imaginaire collectif de notre génération, pour le meilleur et pour le pire, a donc été largement façonné par ces représentations. Il faut y ajouter pour être complet l’abondante iconographie et littérature hagiographique concernant la famille Kennedy, dont l’indispensable Robert Kennedy (dit Bobby) de Guillaume Gonin sorti en 2017.
Nous aurions torts cependant de résumer la démocratie en Amérique (coucou Alexis, best-seller des années 1835-1840 !) à un concours de beauté pour le charisme des candidats et à une course de petits chevaux pour les primaires. En réalité la politique américaine tient beaucoup plus de la partie d’échecs en trois dimensions et en plusieurs manches. Alors que Donald Trump a d’ores-et-déjà lancé sa campagne pour sa réélection, examiner comment le camp démocrate s’organise et se prépare à la prochaine confrontation électorale n’est pas dénué d’intérêt. Et c’est tout le mérite de l’ouvrage de Célia Bélin, Des démocrates en Amérique, publié par Fayard et la Fondation Jean-Jaurès de croiser à la fois les idées politiques, de dresser les portraits des principaux protagonistes et de brosser le tableau d’une Amérique profondément divisée.
Comment vaincre le nationalisme populiste Trumpien ? Les réponses apportées divergent et peuvent schématiquement être regroupées en trois approches. Il y a tout d’abord ceux qui considèrent qu’il faut reconquérir l’Amérique de Trump par une politique populiste de gauche, ou à tout le moins, par une ambitieuse politique sociale s’attaquant à l’explosion des différentes inégalités (santé, éducation, salaire)…etc. Il y a ceux qui rêvent de renouer avec l’American Dream en pansant les blessures de la présidence Trump par une forme de grande réconciliation autour des valeurs essentielles (Liberté, Justice, Patriotisme…) dépassant le clivage gauche/droite. Enfin, il y a ceux qui sont déterminer à renverser le système par une nouvelle radicalité portée par une génération de jeunes élus et militants. Cette typologie ternaire (gauche sociale, centrisme, gauche des minorités) a le grand mérite de donner une plus grande lisibilité aux débats politiques en les recentrant sur les idées et pas seulement sur les candidats.
La principale difficulté des démocrates américains est que le corps électoral des primaires diffère celui de l’élection finale. Rappelons en effet que Trump n’a pas obtenu une de majorité voix en 2016 (Hillary Clinton disposait de 2,9 millions de voix d’avance !) mais une majorité au sein du collège des grands électeurs par des victoires décisives dans des Etats clés (swings states) tels que la Pennsylvanie, le Michigan ou le Wisconsin… Etats qui n’auront que peu d’importance à l’occasion des primaires démocrates qui obéissent à des règles différentes !
L’auteur commence par s’interroger sur la capacité de la gauche américaine à apprendre de ses erreurs de 2016 « l’obsession du micro-ciblage des électeurs, l’absence de message général ou encore le manque de cœur, d’authenticité et de passion de la campagne. Erreur fatale, l’équipe de campagne surestime la fidélité de l’électorat ouvrier et populaire du Midwest et finit par l’abandonner à Donald Trump ». En 2018 les démocrates ont remporté les élections de mi-mandat au congrès sur les sujets qui « empêchent les gens de dormir », c’est-à-dire les questions de santé, d’éducation, de salaires… mais la personnalisation de l’élection présidentielle modifie la donne et donc la stratégie à tenir pour 2020.
C’est pour cela que les divergences restent fortes entre les centristes du parti qui considèrent l’élection de Trump comme une anomalie, un accident de l’histoire, et ceux, beaucoup plus radicaux qui aspirent à de profonds changements (« radical change »). Le début de la campagne des primaires a été largement dominé par les candidatures de Bernie Sanders (77 ans, ancien sénateur du Vermont qui se définit comme socialiste) et de la sénatrice Elisabeth Warren, 70 ans, qui avaient en commun de proposer une politique fiscale révolutionnaire (pour les USA…) basée sur des taux d’imposition beaucoup plus élevés et surtout beaucoup plus progressifs. Actant la bipolarisation à l’extrême des camps démocrates et républicains, les candidats progressistes misent sur la force militante, la mobilisation des indécis et des idées chocs (dépénalisation de l’immigration illégale, augmentation du salaire minimum, indemnisation des descendants d’esclaves…). Bref, bâtir une « nouvelle coalition multiraciale inclusive » face à la droite réactionnaire de Trump.
Les fractures des démocrates américains : incompressibles ou dépassables ?
Face à cette offensive bien organisée, les candidats modérés ont rapidement jeté l’éponge faute de pouvoir mobiliser suffisamment d’argent et de bénévoles sur les États clés. Les échecs de la sénatrice de Californie Kamala Harris ou du texan Betto O’Rourke illustrent aussi les limites des communications centrées sur les candidats eux-mêmes et redonnent leur pertinence aux questions d’organisation et de structuration au niveau local d’un appareil militant fort. Être issu d’une minorité ne garantit pas le soutien de ces minorités. C’est la limite des politiques de reconnaissance (ou identity politics) : à force de segmenter et d’essentialiser, elle aboutit à un agenda politique extrêmement minoritaire qui enferme, et dans lequel la majorité ne se reconnaît pas. C’est d’ailleurs ce que démontrait avec acuité le politologue Mark Lilla dans son essai passionnant “La gauche identitaire, l’Amérique en miettes (Stock)”. Le jeune candidat bardé de diplôme, qui a combattu en Afghanistan, et ouvertement gay Pete Buttigieg, que tout le monde appelle « Mayor Pete » en référence à son mandat de Maire d’une petite ville de l’Indiana a semblé un moment canaliser autour de sa personne une réelle énergie positive. Mais il a fini par se rallier à Joe Biden, tant ses chances de pouvoir l’emporter restaient minces.
Faute d’alternative, après le tour de piste raté de l’ancien maire de New York Michael Bloomberg (ce qui prouve au passage que l’argent ne suffit pas pour gagner, même aux Etats-Unis), c’est Joe Biden, vétéran du parti, ancien vice-président sous Barack Obama, qui semble tenir la corde. Biden, très soutenu par l’électorat afro-américain et par l’aile modérée pro-business, ne fait pourtant pas l’unanimité.
Au final, Célia Belin résume le choix des démocrates en deux questions : « Trump a-t-il vacciné les Américains contre le goût du risque ? Ou les Américains feront-ils de nouveau le pari du changement, cette fois en faveur d’un socialiste ou d’un grand changement structurel ? ». Parcourant l’histoire des succès démocrates aux présidentielles, elle nous rappelle aussi que les candidats qui l’ont emporté sur les républicains étaient tous des « paris un peu fous » (JFK, Carter, Clinton, Obama) porteurs d’espoirs et non pas des candidats issus de l’establishment.
Aux dernières nouvelles, alors que les primaires viennent d’être reportées dans plusieurs Etats, Joe Biden dispose toujours d’une solide longueur d’avance face à Bernie Sanders. Le pari du rassemblement et de la modération face à Trump sera-t-il payant ? Réponse définitive le 3 novembre 2020 (sauf si le Covid-19 en décide autrement..).
Bises confinées à toutes et tous.
Des Démocrates en Amérique : l’heure des choix face à Trump, Célia Belin, Fayard et Fondation Jean Jaurès, 2020