Au grand dam de nombreux et nombreuses abonnés, depuis quelques mois, Pierre-Louis Basse n’avait pas écrit de chroniques. Il était occupé à écrire un livre lumineux et solaire (nous vous en parlions ici et les bonnes feuilles sont là), il était aussi occupé à préparer “Le temps de le dire” une nouvelle émission qui donne du sens et qui sera diffusée dès le 17 février sur LCP-AN (Plus d’infos ici). Pierre-Louis Basse a ceci des grands artistes et des grands journalistes qu’il perçoit comme personne l’air du temps. La crise des “Gilets Jaunes” était déjà en grande partie contenue dans son superbe “Ma ligne 13″ dont nous vous avons déjà parlé, mais aussi dans “Ma chambre au triangle d’or”. Dans son dernier livre “Je t’ai oubliée en chemin”, alors qui raconte notamment Bernay où il vit en Normandie. La sourde désespérance est là aussi bien racontée. Bien mieux que par Houellebecq. Pour son retour dans son espace de liberté, ici, sur Ernest, Pierre-Louis Basse nous parle de Guy Debord, d’Hanouna, de Nizan et des Gilets Jaunes. En liberté, en sensibilité, et en lucidité. Bon retour ici, Pierre-Louis. D.M.
Si j’osais : quelle différence entre un solo de Chet Baker, une complainte de Nina Simone, et l’horreur médiatique, chaque soir renouvelée, d’un Cyril Hanouna ?
– « La beauté, mon capitaine ».
Il faut regarder dans le rétroviseur de l’histoire qui nous accompagne. Déjà, au soir des émeutes de Los Angeles, 1965 – plusieurs dizaines de morts parmi les assaillants, noirs pour la plupart-, notre cher Guy Debord tapait juste : « révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur- consommateur, hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. » Plus loin, plus fort encore : « Le passage de la consommation à la consumation, s’est réalisé dans les flammes de Watts. Les grands frigidaires volés par des gens qui n’avaient pas l’électricité, ou chez qui le courant était coupé. »
Oui, ils veulent tout de suite, tous les objets montrés et abstraitement disponibles. Mais dés 1965, dés le moment de ces émeutes à la fois raciales et sociales, notre confrère du Monde, Michel Tatu, observe au scalpel, tout ce qui se joue dans les plis d’un costard taillé sur pièce : celui du capitalisme Américain. Il note alors : « L’Amérique s’est aussitôt penchée sur cette nouvelle plaie. Depuis plusieurs mois, sociologues, politiciens, économistes, experts en tous genres en ont sondé la profondeur. L’Amérique a un étage, toute en largeur ; ce qu’un paysage américain peut avoir de plus morne, avec ses maisons à toit plat, ses boutiques qui vendent toutes la même chose, ses débitants de hamburgers, ses stations- service, le tout dégradé par la pauvreté et la crasse. »
Ça ne vous rappelle rien ?
Los Angeles 65, Paris, Nantes, Sochaux, Caen, 68, ne sont pas les samedis des gilets Jaunes. Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, il y a comme un étrange refrain de l’ennui et du désenchantement.
« La France s’ennuie » titrait Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde, quelques semaines avant l’embrasement de mai 68. On connait la suite. Paul Léautaud qui flânait sur les boulevards de la révolte, savait flinguer avec élégance et drôlerie : « Rentrez chez vous, dans trente ans, vous serez notaires » Les ans passèrent, et les notaires s’en prennent maintenant aux révoltés du samedi. Les anciens du monde ouvrier sont moins arrogants. A l’époque, les mignons révolutionnaires qui crachent aujourd’hui – bouches tordues et bruyantes, sur les gilets jaunes-, traitaient les ouvriers en grève, de « biftekards ». Ben voyons. Pour les fils de bourgeois dont papa assumerait le retour sur terre, cela n’était pas tendance de réclamer une augmentation du SMIG. Elle vint, cette augmentation. Comme jamais, depuis 36.
Différence abyssale avec le « désir sans entrave » de nos mignons révolutionnaires : le désir semble avoir capitulé. Plus qu’un désir de changer la vie – façon Rimbaud-, c’est l’envie de la détruire – parce qu’elle est devenue moche, glauque comme un grand supermarché, un drive-in, un pick-up obèse, nos provinces, des no-man’s land, un triste rondpoint-, qui semble dominer. Souffrance sociale et spectaculaire. Haine à tous les étages. Villes rues, où plus rien ne se passe. Délabrement des journées moroses où le vroum vroum des moteurs obèses tient lieu de viatique à l’ennui généralisé. Grattage collectif histoire de se rêver millionnaire. Parfois, des visites : les privilégiés du week-end, dont la seule ambition est de repartir des campagnes, le lundi matin. Après agapes du dimanche et quelques ballades en forêt. Atomisation du monde. Laideur à domicile. Enchantement du lointain. Pourquoi pas l’aventure et les quelques dollars de Daech pensèrent de jeunes normands, bretons, et tant d’autres Européens décervelés par le vide.
La couleur du gilet ?
Jaune comme la fluorescence de ceux et celles qu’il faut voir et protéger dans la nuit ? Jaune comme la trahison des casseurs de grève tout à la fin des années soixante, quand certains patrons n’hésitaient pas à payer des nervis, afin de liquider les syndicats ? Jaune comme l’innommable ? Ou jaune, comme les blés de Van-Gogh, jaune comme le soleil et la lumière de ceux qui n’en peuvent plus d’être à l’ombre du spectacle planétaire ? Jaune comme celui que porte ce passant que j’aperçois chaque soir et qui finit par me glisser doucement à l’oreille : “Vous comprenez M’sieur, à force de tout péter, ils vont bien finir par nous voir ? Nous apercevoir ?” La souffrance sociale s’est ainsi doublée d’une immense frustration spectaculaire. Un désordre. Une confusion.
Des émeutes de 2005 en banlieue, ont émergé des artistes que la société Française n’attendaient pas. Ils avaient l’air finaud, tous ces confrères qui se pinçaient le nez, quand nous étions quelques uns, avec gourmandise, à inviter les romanciers, chanteurs, chef d’entreprises, qui s’éclatent désormais avec détachement sous les lambris de la haute aristocratie médiatique : Faïza Guene, JR, Grand corps malade, Sakina M’Sa, nos quartiers ont du talent. Ils venaient du 93. L’inquiétude, l’absence de valorisation, la colère brûlaient. Déjà, des bibliothèques et toutes sortes de bâtiments publiques étaient en danger.
Changement de décor. On a vu débarquer sur les plateaux de télévision – qu’importe leurs noms, leurs dérives, leurs violence parfois-, des visages et des voix longtemps invisibles. Brusquement, le grand cirque leur faisait une place. Le phénomène était nouveau. Des animateurs enfilaient le gilet jaune. Des philosophes s’y mettaient. Le spectacle reprenait de plus belle. Me revint un soir de nouvel affrontement, cette jolie phrase, ciselée il y a tant d’année par l’écrivain Paul Nizan, dans son roman, la Conspiration. Comme un rêve éveillé : « Une belle vie, ce serait une vie où les architectes construiraient des maisons pour le plaisir de les abattre, où les écrivains n’écriraient des livres que pour les brûler. Il faudrait être assez pur, ou assez brave, pour ne pas exiger que les choses durent ». La conspiration. C’était beau comme un gilet jaune qui veut comprendre et dire sa peine. Un cri à la mesure d’une émission littéraire, pour en débattre.
Au réveil, j’ai appris qu’un ministre en exercice prenait du plaisir à convoquer des gilets jaunes sur le plateau de télévision le plus grotesque et arrogant du moment. J’ai pensé aux ronds-points. Aux McDo atroces. Aux villes défigurées, toujours les mêmes. A l’espace pôle emploi. Le grand spectacle avait de l’avenir. J’ai pensé à cette petite musique, le dimanche 27 janvier – jour du souvenir des camps de la mort et de la Shoah -, cette sale petite musique, ce geste inique, qui fait rire tous ceux qui depuis toujours, méprisent la mémoire. Et se vautrent dans un présent qui leur ressemble. Qu’y faire ? J’avais beau marcher avec tous mes amis luttant pour la sauvegarde d’une maternité. J’avais beau soutenir de toutes mes forces ces vieux qu’on abandonne, ces femmes qu’on oublie, ces jeunes sans avenir, j’avais beau les entendre ; c’est la sale petite musique qui est parvenue à me vriller les tympans.
Hélas, le jaune m’allait si mal.
Toutes les chroniques de Pierre-Louis Basse sont là.