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50 nuances de Wilde

Oscar Wilde ? « C’est l’auteur du « Fantôme de Canterville  et du portrait de Dorian Gray », voilà ce que l’on répond forcément à l’évocation de ce nom. Un jour, quelqu’un a lancé « c’est aussi l’auteur du sulfureux et excitant Télény ». Quand on a entendu cela, on a voulu en savoir plus sur Télény. Ernest est parti à la recherche du livre sulfureux d’Oscar Wilde. Et ce ne fut pas une partie de plaisir. Quoique…

Certains hommes dévorent les femmes. D'autres encore, les hommes. Moi, je leur préfère les livres. Je les gobe littéralement comme un gamin engloutit ses bonbons. Et peu d'auteurs échappent à ma voracité.
Il faut bien avoir ma gourmandise à l'esprit pour comprendre pourquoi, l'autre soir, mon orgueil a été piqué au vif. Je participais à un dîner en ville au cours duquel, à la manière du téléphone arabe, s’amoncelaient les rumeurs sur les réelles préférences sexuelles de certains hommes politiques en vue. La conversation a naturellement glissé jusqu'à la bisexualité. Un débat s'est ouvert : peut-on également aimer les hommes et les femmes ? Oscar Wilde, illustre bisexuel, s'est invité dans le débat. Le nom d'un de ses romans qui évoque explicitement ce thème a été cité par l'un des convives : Teleny. Comment ça, Teleny ? Ce titre n'allumait pas une lumière en moi. Jamais entendu parler.
Oscar Wilde n'a pourtant pas - la vie ne lui en a guère laissé le temps - produit une œuvre littéraire aussi foisonnante que Balzac. Et il se trouve que ses romans et nouvelles avaient un point commun : je les avais tous lus. Et tout à coup, on me sortait ce Teleny d'un chapeau. J'ai mis au défi le convive en question : il devait confondre. Il avait certainement dû se tromper d'auteur. On a tous sortis nos téléphones pour vérifier au plus vite sur la page Wikipedia : mais il s'agissait bien d'un roman du grand Oscar, publié pour la première fois en 1893. Quel coup de frein à ma pédanterie !

Comment ce livre avait-il pu échapper à mes radars ? Pourquoi n'en avais-je même jamais entendu parler ? Autour de la table, ces mondains cultivés avouaient tous la même ignorance. Le seul convive l'ayant lu racontait avoir reçu ce livre en cadeau, un soir de Saint-Valentin. Un livre sulfureux à souhait, dont la version française sortait, nous a-t-il raconté, tout droit de l'Enfer de la Bibliothèque nationale. « Non pas seulement parce qu'il est érotique et comporte des scènes de sexe masculines, racontées avec des détails inouïs de crudité ». De mémoire, il nous a cité ce court passage : « Je frottai le haut de la fente ; elle demanda grâce ; les lèvres s'écartèrent. J'essayais d'y mettre le doigt.» Il analysait encore, devant toute la tablée : « Mais peut-être plus encore parce qu'il mêle homosexualité avec bisexualité, il entremêle amour exclusif à deux ou partie de groupe. Avec une sincère histoire amour comme toile de fond, Oscar ose tout, de s'enfoncer une bouteille dans le cul jusqu'à observer une fille pisser. Tout y est, aujourd'hui encore, hautement subversif ». Et le convive de préciser que son mec, en lui offrant ce livre, lui avait précisé : « Ne perds surtout pas cet exemplaire car ce petit bijou littéraire est devenu quasiment introuvable ».

A la recherche du livre perdu

Introuvable ? Le lendemain, ma première envie était, justement, de me procurer ce bouquin. Direction une Fnac parisienne. Une fois sur place, je disposais de très peu de temps puisqu'une alerte à la bombe avait été déclarée non loin de là. Dans les rayons, tout le monde était électrisé par les annonces répétées que l'évacuation du magasin allait bientôt commencer. Tous les clients, déchaînés, se bousculaient pour finaliser leurs emplettes. Il était encore temps pour moi d'acheter vite fait Teleny. La vendeuse postée à son stand, dissipée par le remue-ménage, paraissait prise d'hilarité, riant de blagues avec ses collègues. Je me suis renseigné auprès d'elle pour savoir où trouver les œuvres d'Oscar Wilde : « Au rayon policier », m'a-t-elle distraitement répondu. Je l'ai regardée, les yeux écarquillés : connaissais-je décidément si mal Oscar Wilde ? « Littérature anglophone », s'est-elle repris, une fois ses esprits recouvrés. Le Fantôme de Canterville, Salomé et Le portrait de Dorian Gray s'affichaient dans le rayon dédié à l'écrivain. Et Teleny ? Nada. Je n'étais pourtant pas fou. Pour m'en assurer, je suis retourné voir la vendeuse, cette fois-ci carrément emportée dans un fou rire. « Teleny ? Je ne le vois pas sur mon écran », m'a-t-elle dit, les yeux encore humides. Sérieux ? Je lui ai demandé dans quelle Fnac je pouvais trouver l'ouvrage. Elle a consulté son ordinateur et m'a demandé s'il s'agissait d'une nouvelle, d'un essai ou d'un roman. Visiblement, je devais être le premier à le lui demander. « Mais je vois qu'il ne se fait plus ».  Pardon ? Un Oscar Wilde qui ne serait pas vendu en Fnac ? « Non, pas seulement à la Fnac : ce livre ne peut être trouvé que d'occasion ». Sciant ! Les appels à l'évacuation, toujours plus pressants, me poussèrent à m'exfiltrer du magasin, sans que je ne sois davantage éclairé sur l'œuvre recherchée.

Afin d'être certain de pouvoir débusquer le livre, je suis parti alors dans le temple du livre anglais à Paris : à la librairie Shakespeare & Co sur les quais de Seine. Je pénétrais dans la place, noire de monde, lourde de son charme suranné. Une infinité de livres étaient disposés sur d'immenses étagères en bois, sans étiquettes, comme dans la bibliothèque d'une maison de famille. Le besoin d'un guide se faisait sentir. Un anglais, à la dégaine sérieuse et parlant un français impeccable, officiait en caisse. Je lui ai posé la même question : détiennent-ils ce foutu Teleny d'Oscar Wilde ? Mêmes secondes gênantes dans la réponse : après m'en avoir demandé l'orthographe, il plonge son embarras dans son ordinateur dont il examine attentivement l'écran. Et il me précise où sont disposés tout ce que la librairie compte de cet auteur britannique : « au niveau de la marche ».  Une fois le dos tourné, je l'entendais demander à son collègue : « have you ever heard Teleny from Oscar Wilde ? »  A côté de cette «  marche » figuraient toujours sa bibliographie traditionnelle. Mais manquait toujours le plus sulfureux. Bigre ! J'ai agrippé une jeune vendeuse qui s'affairait par là, afin de lui demander pourquoi, même dans ce morceau de Grande-Bretagne à Paris, ce livre était décidément impossible à dégoter. Elle souriait obséquieusement à mes questions pour masquer son incapacité à me répondre en français. J'ai alors basculé en anglais pour l'entendre me signifier qu'elle n'en avait « no idea », avant de conclure, la bouche en cœur, « good luck ».

A se demander si le livre circulait encore. Finalement, Wikipedia, cette encyclopédie qui n'est pas réputée pour son infaillibilité absolue, ne se serait-elle pas trompée ? J'ai envoyé un texto au fameux convive de la veille qui possédait cet exemplaire pour lui demander de m'en envoyer une photo. Ce qu'il fit illico. En couverture figurait cette toile de Schiele représentant deux faces d'un même visage écorché vif : celui du peintre. La maison d'édition était La Musardine, qui était aussi une librairie, située dans le 11ème arrondissement. J'allais donc y musarder. En ouvrant la porte, je suis tombé nez-à-nez avec Brigitte Lahaie, nue. Sa photo en grand format, tout du moins. Cette librairie était dédiée à la chose érotique. La plastique des rugbymen s'étalait sur les calendriers Dieux du Stade. En déambulant, je suis tombé sur un homme d'un âge mûr absorbé par la lecture de BD pornos. Et sur une jeune fille au look ultra-stylée, large chapeau déposé sur la tête, qui flânait dans les allées en recherche d'une coquetterie. Mes yeux se baladaient, naviguant entre Vingt histoires de soumission et domination et Comment dragueur la catholique sur les chemins de Compostelle.

Je me dispersais quelque peu avant de me reprendre et chercher ce Teleny. Je suis finalement tombé sur le livre, reconnaissant la couverture avec ces deux visages de Schiele. A la caisse, j'interrogeais le vendeur : pourquoi ce livre est-il quasi introuvable ? Selon lui, la faute à la pudibonderie croissante de la société. « On avait pourtant cru qu'avec 50 nuances de grey, ça allait repartir. Mais le soufflet est vite retombé ». Et ce Monsieur de citer les attentats et la sinistrose ambiante comme possibles raisons de cette relégation de l'érotisme en enfer.