Dans son “Back to Classics” du mois, Frédéric Potier nous emmène en Angleterre, avec deux héros bien connus. Deux héros au flegme et à l’humour certain, deux héros qui, bien qu’ancrés dans une époque, demeurent universels.
Cette chronique consacrée aux classiques de la littérature ne pouvait pas faire l’impasse sur l’un des couples les plus connus de notre jeune adolescence. Un couple qui multiplie les aventures depuis les années 1950 et qui continue de nous distraire avec ses histoires rocambolesques. Il s’agit de deux messieurs britanniques au charme désuet, habillés avec distinction, qui s’expriment en ponctuant leur conversation de “Old chaps”, “By Jove” ou de “God heaven”. L’un est capitaine dans les services de renseignement de sa majesté, l’autre est un scientifique de renom, ingénieur et inventeur spécialiste d’aérodynamique tout comme d’archéologie. Le premier est un bel homme élancé dont le port altier et l’uniforme cintré reflètent des origines aristocratiques certaines. Aussi blond que les blés ukrainiens avant l’agression russe, sa moustache finement taillée suscite sûrement dans les bureaux du War Office des orgasmes à en oublier de boire son Earl Grey parmi les sténographes londoniennes. Le second, au physique plus lourd, à l’agilité aussi limitée que son intelligence est prodigieuse, porte fièrement la crinière rouquine de ses ancêtres écossais bagarreurs. Son collier de barbe bien garni encercle des mâchoires robustes et des lèvres épaisses mâchouillant une pipe en bois. Les soirs de beuverie on pourrait aisément le confondre avec le capitaine Haddock dont il partage l’amour du Single Malt. De l’intimité qui relie ses deux vieux garçons solidement célibataires nous ne serons rien. Question de pudeur, question d’époque. En revanche, Francis Blake et Robert Mortimer, que vous aviez bien sûr reconnu, déjouent avec ténacité les complots ourdis par leur ennemi juré l’horrible Colonel Olrik pour le compte de l’Empereur thibetain Basam-Dadu, personnage de fiction à mi-chemin entre Mao et Hirohito aux antipodes du pacifique Dalaï-lama.
Le père de Blake et Mortimer est bien sûr… belge. Edgar P. Jacobs, né à Bruxelles en 1904, il fut l’assistant d’Hergé avant de se lancer à son propre compte. Il dessine en 1946 dans Tintin magazine la première blanche de la BD qui le fera connaître du grand public : “Le secret de l’espadon” qui comportera trois tomes. Une douzaine d’albums suivront puis ses personnages seront animés par d’autres auteurs poursuivant jusqu’à aujourd’hui une saga toujours appréciée des grands et des petits.
Universel plaisir
Mais pourquoi un tel succès ? La spécificité de cette bande-dessinée réside tout d’abord dans l’usage abondant d’une couleur vive qui accroche l’œil du lecteur et le plonge dans un univers tout à la fois futuriste et féerique. Avec un souci profond du détail, et son art du mouvement, Jacobs peint des tableaux de bataille qui rappellent les grandes toiles épiques du XVIIIe siècle. Fasciné par Jules Verne, H.G Wells, ou Conan Doyle, la Science est aussi au cœur de ses intrigues. Il imagine ainsi des engins extraordinaires tel l’Espadon, un avion-sous-marin d’attaque conçu par le professeur Mortimer, pour équiper la Royal Air Force contre les forces d’invasion d’Olrik et ses sbires.
Mais l’art graphique d’Edgar Jacobs ne doit pas faire oublier son goût de l’écriture et des scénarios ficelés. Les mangas n’ont pas encore mis à la mode en 1950 une avalanche d’images et de coups de crayon dispensant l’auteur de délier correctement son scénario. Et de fait, dans “Le secret de l’Espadon” l’auteur prend un soin précautionneux à nous détailler les réalités géopolitiques du monde issu de son esprit. Le récit est dès lors structuré, épique et guerrier, avec quelques préjugés racistes (“Les jaunes attaquent”) dont l’époque est coutumière, mais l’ensemble raisonne comme un cocktail détonnant entre science-fiction, épopée fantastique et roman d’anticipation. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Jacobs ne masque rien de son angoisse d’un avenir ravagé par une guerre atomique qui provoquerait un effondrement de l’Occident.
En cela, “le secret de l’Espadon” doit être lu comme un témoignage éclatant des inquiétudes de la guerre froide. Un véritable “Opéra de papier”, pour reprendre le titre des mémoires de cet immense dessinateur resté trop longtemps dans l’ombre de son compatriote Hergé. Un classique, assurément. Un classique qui vit encore aujourd’hui avec de nouveaux dessinateurs et scénaristes. Venir du passé, tendre vers l’avenir.