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Rentrée littéraire ou le dilemme du lecteur

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Pour sa nouvelle chronique “Littérature quotidienne”, Blanche Leridon pousse un coup de gueule. Pourquoi la rentrée littéraire est-elle si cruelle pour les lecteurs et les lectrices déjà pressés par le temps ? Billet d’humeur.

Et si la rentrée littéraire était la plus cruelle des rentrées ? Moment de supplice et de frustration, elle exhibe son provocant décalage avec la disponibilité estivale des lecteurs, et procure des sentiments ambivalents chez les auteurs.

Un moment de supplice pour le lecteur d’abord. Prenez le lecteur lambda. Depuis le début du mois de juillet, il erre dans les rayonnages de sa librairie de quartier, à la recherche des volumes qui le distrairont cet été. Toute la bonne volonté de son libraire, les recommandations avisées de ses amis ou les prescriptions de ses journaux préférés n’y changeront rien : le choix est cornélien, il n’a pas envie de romans de l’été ni de cahier de vacances, et il lui manque le séduisant attrait de la nouveauté. Pourtant il le sait, jamais sa disponibilité intellectuelle ne sera aussi grande que durant ces mois d’été. Il n’a donc pas le droit de se tromper.

Exception française, quand tu nous tiens

Lysander Yuen Wk833OrQLJE Unsplash(1)Reprenez ce lecteur lambda, appelons-le Ernest, le 28 août. Ernest a passé de bonnes vacances, il a lu deux des sept livres qu’il avait achetés en juillet (pas mal), tous les numéros de Society et un vieux Japrisot tout jauni trouvé chez sa tante à Kermadec en Bretagne – plus attrayant, il faut le reconnaitre, que cet essai de Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? que lui avait pourtant recommandé sa radio ET son journal favori (true story, en parlant de cruauté, il faudra que quelqu’un m’explique cette drôle d’entente estivale autour d’Anders, bref…).

En rentrant chez lui, valise à la main, hâle discret, cheveux au vent, dos légèrement courbé (ça pèse, sept livres + un vieux Japrisot, évidemment grand format) Ernest s’arrête devant sa librairie de quartier (toujours la même). Jamais sa devanture ne lui a paru si attrayante et prometteuse. Les bandeaux “nouveauté” se multiplient, dans un joyeux chaos de couvertures et de titres accrocheurs, personnalisés par les recommandations manuscrites de ses libraires – “Époustouflant !!!” écrit Léa, “Ne passez pas à côté !!!” renchérit Thibault. Les auteurs qui paraissaient rebattus et fatigués au mois de juillet retrouvent leur éclat dans la grâce d’un opus inédit. Ils sont tous là, comme dans une chanson de Marie Laforêt ou un film de Claude Sautet : Amélie, Pascal, Mathias, Éric, Agnès, Serge, Laurent, et même Maria, la dernière venue (il manque évidemment Pierre, mais ça il s’y attendait). Et que fait Ernest ? Il rentre chez lui, dépité – sa valise est lourde et en plus de ça il est fauché, comme nous le sommes tous à la fin de l’été. La fable d’Ernest s’achève sur la plus limpide des conclusions : celui qui a lu tout l’été récoltera frustration et rancœur à la rentrée.

Temporalité malheureuse

Admettez que cette temporalité est malheureuse, sinon totalement idiote. Jamais les Français, dont tous les voisins moquent gentiment l’étendue et le caractère sacré de leurs vacances, n’ont autant de temps pour lire qu’au mois d’août. Et c’est précisément lorsqu’ils rentrent de congés, abreuvés de lectures et de soleil, que l’industrie littéraire leur fait ce pied de nez, comme le maître à l’élève : tu croyais avoir lu, il va falloir tout recommencer. Car oui, il va falloir lire encore. Ou du moins être en capacité d’en parler, la littérature s’imposant comme l’un des incontournables sujets de discussion de la rentrée. Et inutile de préciser que ça n’est pas avec son vieux Japrisot qu’Ernest impressionnera la galerie cette année.

Si seul le lecteur était affecté… Mais non, la rentrée est tout aussi cruelle pour les auteurs, auxquels on fait miroiter la perspective d’une publication en septembre comme le Graal absolu, sans préciser l’étendue des contreparties que cela entraîne. Quel privilège, vous avez la chance d’être englouti au milieu des centaines de titres qui paraissent chaque année – 466 romans en 2023, en légère baisse, mais ça vous laisse tout de même quelques sérieux concurrents.

Ce calendrier, enfin, n’épargne ni les critiques littéraires ni les libraires, sommés de raccourcir leurs vacances (de plus en plus d’ailleurs, la rentrée littéraire grignotant chaque année davantage sur le mois d’août).

Bien sûr ce calendrier a un sens : prélude des prix littéraires de l’automne – Goncourt, Femina, Renaudot…, il inaugure une véritable “rentrée” au 9782234094901 001 Tmême titre que la rentrée théâtrale marque la réouverture des établissements dramatiques fermés durant l’été, au diapason d’un rigoureux agenda culturel qui nous dépasse. Il permet aussi aux livres les plus plébiscités d’être ensuite offerts à Noël, où le marché connaît toujours son boom de fin d’année. Soit, mais le sentiment d’absurdité peut difficilement être écarté.

Essayons, par souci d’optimisme, d’y déceler une trace du génie français et de son exception culturelle. Ce qu’Ernest perçoit comme de la provocation ne serait en réalité qu’une mise à l’épreuve de sa patience et de son exigence de lecteur ; le sort infligé aux auteurs ne serait qu’un précieux moteur pour stimuler davantage leur imagination et leur créativité (quelle meilleure émulation que la concurrence ?) ; et s’agissant des libraires et des critiques, de quoi se plaignent-ils ? Ils emportent bien, eux, des nouveautés sur la plage au mois d’août, et peuvent pavaner devant tout le monde, ayant un temps d’avance à la rentrée.

Cette morale alternative ne convainc pas tout à fait Ernest, mais qu’à cela ne tienne, cerveau saturé et porte-monnaie troué, il dépose sa valise et se rue pour acheter le dernier Maria Pourchet. Il le dévore, l’adore et appréhende sa rentrée (la vraie) avec un peu moins de difficulté.

Toutes les chroniques de Blanche Leridon sont là.

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