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Kamel Daoud : “En Algérie, sortir du passé est une douleur”

Kamel DAOUD

Kamel Daoud est un homme que l’on ne présente plus. C’est un grand esprit qui oscille sans cesse entre le temps court du journalisme et le temps long de la fiction. Né à Mostaganem en 1970, il est d’abord journaliste au Quotidien d’Oran, qu’il va diriger pendant huit ans, puis chroniqueur et éditorialiste au Point, au New York Times et au Monde des religions. Parmi ses nombreux articles, 200 textes, publiés entre 2010 et 2016, seront rassemblés et publiés dans un recueil au titre éloquent, Mes indépendances. Car voilà un mot que cet écrivain sait conjuguer au pluriel. Son entrée en littérature se fait en beauté avec Meursault contre-enquête (Actes sud/ Barzakh), une fiction inspirée de L’Étranger d’Albert Camus, et traduite dans plus de trente-cinq langues, qui lui vaut le Goncourt du Premier roman en 2015. Son deuxième roman, Zabor ou Les Psaumes, dans lequel son personnage principal conjure le sort par l’écriture, a obtenu en 2017 le prix Transfuge du meilleur roman de langue française et le prix Méditerranée. C’est dans le cadre de sa dernière parution, Son œil dans ma main (Actes Sud/Barzakh), 1961-2019 (Images plurielles), où sa plume accompagne les clichés algériens du photographe Raymond Depardon, et à l’occasion des soixante ans des accords d’Évian, que Kamel Daoud a accepté de répondre à nos questions. Entretien entre Paris et Oran.

L’Algérie est, selon vos dires, « un pays de rétrospective permanente », une terre qui revient toujours au passé. Comment briser ce cycle du retour, en tant qu’écrivain ?

Kamel Daoud : Tout simplement en racontant, en recueillant, en donnant au passé sa juste place. Dans les pays décolonisés, nous sommes enfermés dans un double piège, celui du confort mémoriel. Une rente mémorielle qui s’étend un peu partout, du politique à l’académique, du journalisme au militantisme, et qui touche même les jeunes générations. Tel est le premier mur qui nous enserre. De l’autre côté, il y a le regard de l’occidental qui gère une culpabilité permanente et qui se retrouve lui-même à regarder vers nos géographies. Non pas en y cherchant un interlocuteur, mais plutôt l’absolution, l’oubli, voire le blanchiment. Comme si nous n’étions pas des êtres du présent, mais bel et bien les éternels témoins du passé. C’est difficile d’être sans cesse appelés à jouer de la rétrospective, à revenir en arrière. D’autant plus quand, comme moi, on est né après l’indépendance, on n’a donc pas participé à la Libération. Seulement voilà, il y a une sorte d’emprise du passé sur nos vies. Un passé ogre qui nous dévore et nous enferme. Le seul moyen pour en sortir, c'est de le raconter une bonne fois pour toute, mais pas du point de vue du récit national, ni du discours politique. Plutôt du point de vue humain. Ainsi pourrons-nous passer à autre chose. Je conçois le besoin que la victime a de voir sa souffrance « validée » et écoutée par l’autre. Le problème est que l’on tombe davantage dans une position de confort, d’anachronisme permanent, qui fait que nous correspondons non pas à notre présent mais à notre passé. C’est la raison pour laquelle je crois beaucoup à l’art, qui est une enquête sur le « ici et maintenant », une injonction au présent. Tout l’art narratif de n’importe quel roman obéit à cette loi-là. Voilà pourquoi je crois en la littérature.

"La politique des petits pas est la seule chose qui fonctionnera et qui imposera une réparation du déni en France."

Pourquoi ne parvient-on pas, côté algérien comme côté français, à sortir du rôle de dépositaire de la mémoire ?

[caption id="attachment_36114" align="alignleft" width="276"]KD©Louisa Ammi Oran 2017 KD©Louisa Ammi Oran 2017[/caption]