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Conquérant de l’inutile

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Ce mois-ci Tanguy Leclerc est tombé en arrêt devant l’impayable portrait présent sur la couverture du dernier livre de David Grann The white darkness, publié aux Editions du Sous-Sol. Celui d’Henry Worsley, aventurier des temps modernes obsédé par l’Antarctique, qui s’est mis au défi de traverser le Continent blanc à pied, dans les traces de son modèle, l’explorateur Ernest Schakleton. Une quête tout autant intérieure qu’extérieure à l’issue dramatique. Captivant !

Nous avons tous une âme d’aventurier. Généralement, celle-ci nous anime depuis notre plus tendre enfance jusqu’à ce que la prudence et la raison finissent, pour la majorité d’entre nous, par nous faire atterrir et nous rappelle à notre condition de terrien lambda. La mer, la montagne, le ciel, le désert… Tous les grands espaces sont prétextes à nous projeter dans la peau du héros qui brave la nature et les éléments en quête de l’exploit qui le rendra immortel.
Au gré des lectures ou des films visionnés, chacun se projette dans la peau d’idoles et garde soigneusement allumée en lui la petite flamme qui, au détour du chemin, pourrait, qui sait, le faire basculer vers cet inconnu longtemps fantasmé.

The White Darkness(1)En découvrant la couverture du livre de David Grann, The white darkness, c’est la figure type de l’aventurier que je me suis imaginée des années durant qui m’est soudain apparue. Une gueule impayable au sourire édenté qui, cigare aux lèvres, interpelle et semble dire : « alors, c’est qui le patron ? ». Un visage qui inspire immédiatement la sympathie et attrape au premier regard. Ce gaillard magnifique croque toute la surface de la couverture d’ailleurs, éparpillant façon puzzle le nom du livre et de son auteur.  Le traitement en noir et blanc ajoute au charme du visuel et nous renvoie aux grandes épopées d’antan, aux pionniers des conquêtes impossibles.
Cet homme, c’est Henri Worsley, officier britannique obsédé par l’Antarctique et parti par deux fois réaliser ce que son héros, l’explorateur polaire Ernest Schakleton (1874-1922), n’avait pu accomplir un siècle plus tôt : relier à pied une extrémité du continent à l’autre en passant par le Pôle Sud. Un périple de mille six cents kilomètres à travers ce qui est sans conteste l’environnement le plus implacable de la planète.
Pour mieux nous immerger dans cette aventure hors norme, David Grann agrémente son récit de cartes et de photos qui nous permettent pages après pages de mieux graver sur notre rétine l’aspect inhospitalier du Continent Austral. Les intitulés des chapitres eux-mêmes sont sans équivoque : Danger mortel ; Le froid de l’enfer ; Si tu prends l’eau, t’es mort ; L’au-delà à l’infini.

« Qu’est-ce que l’Antarctique sinon une page blanche sur laquelle on cherche à imprimer sa marque » écrit David Grann comme pour nous aider à mieux cerner la personnalité de Worsley. Cet homme dévoré par son idéal n’a qu’une idée en tête, mettre ses pieds dans la trace de son illustre prédécesseur, véritable boussole de sa propre existence. Et peu importe qu’il n’ouvre pas la voie ou que sa quête s’apparente à celle si bien décrit par l’alpiniste Lionel Terray dans sa magnifique autobiographie Les conquérants de l’inutile. Worsley avance sur ce Continent blanc parce qu’il ne peut pas faire autrement, habité par une quête obsessionnelle dont ni lui ni personne ne peut le détourner. « I am the Antarctic », grave-t-il un jour dans la glace. La formule parle d’elle-même.

La volonté crée le chemin

Ce feu intérieur le poussera à repartir seul, en 2015, après qu’il sera parvenu à rejoindre le Pôle Sud en compagnie de deux descendants de l’équipage de Schakleton, Will Gow et Henry Adams, sept ans auparavant.  Cette nouvelle tentative, qualifiée par certains de déraisonnable aux vues de ses 55 ans, est motivée par le désir de se prouver à lui-même qu’il est de la race des vainqueurs. Surmonter l’échec de Schakleton, voilà ce qui anime Worsley. « À l’instar de beaucoup d’aventuriers, il semblait s’être lancé dans une quête tout autant intérieur qu’extérieure. Ce périple était un moyen de ses soumettre à une mise à l’épreuve extrême », écrit Grann.
Rien ne lui sera épargné au cours de cette entreprise insensée. Une accumulation de pépins physiques – dont une incisive cassée en mordant une barre de céréale gelée – l’affaiblit considérablement.
Et les tempêtes succèdent aux jours blancs qui ne lui offrent « rien d’autre à voir qu’une blanche noirceur ». Porté par un courage et une endurance peu commune, Worsley ira malgré tout au bout de lui-même, tirant jusqu’à l’épuisement un traineau de plus de cent kilos sur lequel il a pris soin d’inscrire une formule d’encouragement : « toujours un peu plus loin ».
Comme Schakleton et ses équipiers avant lui, Worsley a fini par « percer le vernis extérieur des choses et atteint l’âme nue des hommes », nous explique l’auteur. Une obstination qui lui coûtera la vie, sans jamais atténuer l’admiration de sa femme et ses enfants. Comme le dit son fils Max : « tout le monde rêve, mais papa, lui, c’est le type qui y va et qui réalise ses rêves ».
Henry Worsley a échoué à quelques encablures de son Graal. Mais par ce livre captivant, David Grann honore la mémoire de ce formidable conquérant de l’inutile qui aura mieux que quiconque fait sien le fameux adage : « Là où il y a une volonté, il y a chemin ».

Le passage que l’on a aimé :
« Worsley était un officier en retraite de l’armée britannique qui avait servi au sein du Special Air Service, le SAS, une unité de commandos réputée. C’était aussi un sculpteur, un boxeur coriace, un photographe qui tenait une méticuleuse chronique en image de ses voyages, un horticulteur, un collectionneur de livres rares, de cartes et de fossiles, un historien à ses heures perdues devenu un spécialiste reconnu de Shackleton. Pourtant, sur la glace, on eût dit une bête de somme, qui tirait son chargement puis dormait, tirait puis dormait, comme si le temps se limitait pour lui à une sorte de rythme primitif. Il avait fini par s’habituer à ces conditions destructrices, surmontant des souffrances qui auraient brisé à peu près n’importe qui d’autre à sa place. Heure après heure il projetait sur ce paysage désolé ses propres images mentales, convoquant des souvenirs de sa femme, Joanna, de son fils Max, âgé de vingt et un ans, et de sa fille Alicia, âgée de dix-neuf. Ils avaient peint des messages d’encouragement sur ses skis, notamment cet adage : le succès n’est pas une finalité, l’échec n’est pas une fatalité ».

Bonus
Vendredi 22 janvier 2015, 70ème jour de son expédition, la voix lasse d’Henry Worsley annonce aux auditeurs qui suivent sa progression à travers une émission de radio quotidienne, qu’il abandonne, à bout de force. Il décèdera d’une péritonite bactérienne quarante-huit heures plus tard. Un document sonore poignant que vous pouvez écouter ici.

Tous les “Attrape Couv'” de Tanguy Leclerc sont là.

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