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Faites entrer le dramaturge !

Badinterinter

Dans un édito du dimanche, nous disions à quel point nous aimions Robert Badinter. Cette semaine, Frédéric Potier a lu le Badinter dramaturge. Et il a aimé. Il nous raconte comment ce théâtre politique est source d’inspiration.

Chers ernestiens, chères ernestiennes,

Je fais une petite entorse à la recension d’essais pour vous parler cette semaine de « Théâtre I » qui réunit trois pièces écrites par Robert Badinter. Présenter Badinter serait faire insulte à votre culture générale et votre connaissance de l’histoire politique française. Indiquons simplement ici que cette immense personnalité, dernière grande caution morale de la gauche, s’est attachée ces dernières années à publier plusieurs ouvrages mêlant son histoire familiale et l’histoire tragique du XXe siècle. En 2018, Badinter nous offrait ainsi dans « Idiss » à découvrir le portrait émouvant de sa grand-mère maternelle fuyant la Russie tsariste et ses pogromes pour gagner Paris avant la Première Guerre Mondiale. Arrêtée le jour de Kippour en 1942, elle meurt en déportation dans le train qui l’emmène vers Auschwitz. Avec le concours de l’excellent Richard Malka (entretien à retrouver ici), une adaptation en BD sort cette semaine.

CouvbadinterMais en ce début d’année 2021, Robert Badinter nous propose aussi  une réflexion sur l’histoire, la mémoire et la justice à travers trois pièces de théâtre, une passion secrète que l’auteur dévoile à cette occasion au grand public. Ces trois pièces ont pour matrice commune une réflexion sur le thème de la responsabilité éthique personnelle dans des contextes historiques différents (l’occupation en France, la révolte du ghetto de Varsovie, l’Angleterre puritaine)… Avec talent, l’ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand, revient grâce au dialogue théâtral sur la question de la définition de la justice. Justice des hommes, justice divine, justice expéditive, injustice des lois et des institutions…

La première pièce, intitulée « Cellule 107 » imagine le dialogue entre Pierre Laval, vice-président du Maréchal Pétain, et René Bousquet, chef de la police sous Vichy et à ce titre principal responsable de la déportation des juifs sur le territoire français. On sait que Bousquet rendit effectivement visite, la veille de son exécution, à Laval. Mais aucune trace ne rend compte de la teneur de l’échange. La plume de Badinter prend la suite.  Il campe un Bousquet serein, convaincu de pouvoir passer entre les gouttes de l’épuration par quelques services opportunément rendus à la Résistance à l’approche de la Libération. Laval, lui, travaillé entre l’espoir et l’angoisse, à fait le choix de revenir en France pour y faire face à son procès. Badinter évoque un « suicide judiciaire » de la part de Laval, l’homme le plus détesté de France à l’époque. L’échange entre les deux hommes, dont l’un se sait presque condamné, est singulier, crispé, hanté par le déni presque total du souvenir des victimes. Il pose aussi le sujet de la responsabilité politique face à l’Histoire. La Justice des vainqueurs peut-elle être juste ? Cet échange fait penser en miroir à une autre pièce, « L’un de nous deux », de l’historien Jean-Noel Jeanneney, qui avait imaginé le dialogue de Léon Blum et Georges Mandel lors de leur incarcération à Buchenwald. Mandel fut  renvoyé en France et exécuté par la Milice, Blum survécu. Laval fut exécuté, Bousquet assassiné par un déséquilibré… en 1991, sans avoir été condamné pour ses actes.

Badinter interroge la notion de “juste”

La seconde pièce est empruntée elle aussi d’une grande noirceur. « Les briques rouges » évoque la rencontre d’un résistant bundiste du ghetto de Varsovie, d’un rabbin et d’un membre du Judenrat, la triste police juive au service des nazis. Là encore, on retrouve la question des différentes formes de résistance, physique, politique ou spirituelle, face à l’oppresseur et à la lâcheté humaine. A chacun sa réponse semble nous dire Badinter, à chacun d’en assumer – jusqu’au bout – la forme.

Enfin, on découvre avec surprise « C.3.3. », texte consacré à l’écrivain Oscar Wilde, dont le lien avec les deux autres pièces Badintergrandelibrairien’est pas évident. Le lien c’est l’injustice d’une condamnation judiciaire réprimant des relations sexuelles librement consenties entre deux hommes et pour laquelle Oscar Wilde sera emprisonné pendant deux ans, brisé moralement et ruiné définitivement. Il mettra fin à ses jours à Paris, dans un hôtel minable, abandonné par sa famille et la plupart de ses amis. Et Badinter de s’étonner : « comment une justice respectueuse du droit, qui rend une décision largement approuvée par la conscience collective, peut-elle nous apparaître, un siècle plus tard, si injuste ? »

On achève la lecture de ces trois pièces avec une même question : placés dans la même situation, aurions-nous trouvé la force morale et le courage d’un sursaut au milieu des décombres, des tragédies et des injustices ? Tout le mérite de l’ouvrage de Robert Badinter est de nous donner à toucher ce qui fait l’essence même de l’humanité, à savoir la capacité de refuser l’inacceptable et la faculté des hommes et des femmes à dépasser leurs propres peurs pour parvenir à la véritable Justice. Ces personnes s’appellent des Justes. Tout simplement. Et c’est précisément le titre d’une pièce d’Albert Camus. Badinter-Camus, une belle filiation intellectuelle pour les humanistes.  On attend « Théâtre II » avec impatience.

Rideau.

Robert Badinter “Théâtre I”, Fayard.

Tous les essais transformés de Frédéric Potier sont là.

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